“Mais qu’est-ce que c’est que ce titre ?”
C’est peut-être ce que vous êtes en train de vous dire. Bien sûr que la critique ludique existe ! Après tout, il y a des avis notés sur Tric Trac, des magazines, des blogs, des podcasts. Même l’auteur de cet article fait des critiques sur sa chaîne youtube.
Pourtant je l’affirme, la critique ludique n’existe pas. Mais pour le comprendre il faut se demander ce qu’est une critique.
Et ce qu’elle n’est pas.
Echec critique
Une critique ce n’est pas de la pub. Cela paraît bateau à dire pour nous, joueurs, mais c’est moins évident pour les auteurs et les éditeurs. Se dire que des heures de travail peuvent être dénigrés en quelques lignes par n’importe quel macaque capable de taper sur un clavier, ce n’est pas toujours facile. Surtout lorsque ce macaque le fait sur la base d’une boîte qu’on lui a envoyé gracieusement. L’espoir avoué du secteur ludique, c’est de vendre des boîtes. Pas de défendre la liberté d’expression.
Une critique, ce n’est pas non plus une présentation (ou review), un déballage (unboxing), une vidéo-règles ou une expli-partie (let’s play). Ces choses-là sont des contenus particuliers qui ont une visée différente. Elles annoncent une sortie ou donnent des informations objectives aux joueurs. Ils peuvent ainsi se faire une idée du matériel et des mécaniques. Dans ces formats, on montre le jeu. On n’apporte pas de regard dessus. Et cela même quand les auteurs de ce genre de contenu lâchent leurs avis en deux phrases dans une conclusion. Ce qui m’amène à mon point suivant :
Un avis, ce n’est pas une critique.
Et ce n’est pas une question d’objectivité. C’est un débat philosophique sans intérêt sur lequel je ne m’aventurerais pas. Toute expression humaine est subjective. Pas besoin d’un doctorat pour le comprendre.
Ce n’est pas non plus une question d’argumentation. Car si une critique est nécessairement argumentée, un avis peut l’être aussi.
En fait, c’est sur leurs points de départ que les deux notions se différencient. Un avis s’appuie toujours sur un ressenti personnel. Même argumenté, il se résume à “j’ai aimé parce que...” ou “je n’ai pas aimé pour ces raisons...”.
Une critique, lorsqu’elle est pensée comme telle, se concentre sur la promesse du jeu.
Critique de l’art, art de la critique
Lorsque je lis une vraie critique dans la presse, je vois bien que le journaliste ne s’est pas contenté d’aller voir le film, de lire le livre, ou de jouer au jeu vidéo. Il s’est intéressé aux informations autour de l’oeuvre. Aux interviews du réalisateur, aux carnets d’auteurs, aux interventions publiques de l’éditeur.... Tout ça pour mieux cerner l’intention des créateurs.
Parce qu’une oeuvre, et a fortiori un jeu, c’est d’abord une promesse. Une promesse différente en fonction du type de jeu mais aussi des joueurs ciblés. Un critique ne va pas se demander s’il a aimé ou non mais si le public visé va être satisfait par l’expérience proposée. En d’autres termes, si les promesses du jeu sont tenues ou non.
Ce jeu d’ambiance crée-t-il une interaction forte entre les joueurs ?
Ce jeu narratif retranscrit-il bien son thème ?
Ce jeu de stratégie n’inclue-t-il pas trop de hasard ?
Dans l’absolu, on peut écrire une critique positive sur un jeu que l’on a pas aimé parce qu’on a conscience qu’il n’a pas été pensé pour nous mais qu’il conviendrait très bien à ceux pour qui il a été conçu. De la même manière, on peut faire une critique globalement négative d’un jeu qu’on a bien aimé parce qu’on se sait trop indulgent sur des éléments importants pour le public visé. (On a tous nos plaisirs coupables).
Pour beaucoup d’entre nous, nous nous contentons, au mieux, de la lecture des règles, du visionnage d’une partie et d’avis glanés ici ou là. C’est évidemment mieux que d’acheter un jeu à l’aveugle mais je pense sincèrement que ce n’est pas l’idéal.
Les règles et les avis ne nous donnent qu’une vague idée de l’expérience de jeu et peuvent être trompeurs. Qui n’a pas déjà été surpris, en bien ou en mal, par une première partie malgré la lecture préalable des règles ou le buzz entourant le jeu ?
Observer une partie c’est un peu pareil. Jouer est une expérience personnelle, très intérieure. C’est d’ailleurs pour cela que les let’s play sont souvent si pénibles à regarder. Du coup, les informations obtenues seront forcément superficielles.
J’irais même plus loin. Une seule partie n’est pas toujours suffisante pour se faire une idée claire d’un jeu. Pour peu que l’on ait joué dans des conditions particulières (fatigué, dans le brouhaha d’un festival, avec des joueurs très motivés ou, au contraire, peu enthousiastes...) notre opinion peut s’avérer biaisée.
C’est pour cela qu’une critique sérieuse écrite avec recul et analyse, après plusieurs parties, dans toutes les configurations proposées et avec des joueurs différents a toujours de l’intérêt malgré l’existence d’autres sources d’informations.
Et cette critique là. Cette “bonne” critique. Elle n’existe pas dans le milieu ludique.
La critique (n’) est (pas) aisée
Ecrire une critique, c’est exigeant. Ca demande du temps, de la compétence et de l’indépendance. Ce dont on manque parfois lorsqu’on est amateur.
C’est bien ça le problème. Nous, influenceurs ludiques, nous ne sommes pas des pros. C’est bien d’être passionné mais être passionné dans un cadre professionnel, c’est encore mieux.
D’abord parce qu’on en demandera jamais autant à nous, amateurs, qu’à des personnes dont c’est le boulot. Un critique est censé bien connaître son sujet, savoir écrire, ne pas faire de fautes, ne pas faire d’approximations, vérifier ses sources... Certains amateurs sur youtube se plaignent déjà quand on leur fait remarquer des problèmes de sons ou quand ils oublient de mentionner la sortie d’une extension. Les pros, eux, sont soumis à une exigence beaucoup plus forte. Et c’est normal.
Quand on est pro, on ne se demande pas si notre critique va déplaire à l’éditeur qui a eu l'amabilité de nous envoyer la boîte. D’autant que nous ne les recevons généralement pas en propre mais via le média pour lequel nous travaillons.
Quand on est pro, on ne se demande pas non plus si on va vraiment rejouer à ce jeu que l’on devine pas terrible juste pour pouvoir écrire dessus. Parce que c’est notre boulot.
Parfois les lecteurs pensent que s’il y a si peu de critiques négatives sur internet c’est en raison des collusions entre éditeurs et influenceurs. Effectivement, ça peut arriver. Mais la plupart du temps la raison est plus simple que cela. Le principe de bienveillance suivi par de nombreux youtubers et bloggeurs (qui consiste à ne pas écrire de critiques négatives) sert plus souvent de cache-misère à notre amateurisme. Parce qu’on a pas envie de se farcir plusieurs parties d’un jeu qui ne nous plaît pas juste pour pouvoir écrire un article ou tourner et monter une vidéo. Rappelez-vous, on n’est pas payé pour ça.
Et puis quand on écrit sur le jeu de société, c’est qu’on aime ce milieu. Qu’on respecte le travail des auteurs, des illustrateurs et des éditeurs... Alors quand l’un de ces acteurs du monde ludique affirme qu’il faut être un sadique pour écrire une critique négative, ça nous questionne. C’est parfois compliqué d’aller à l’encontre de l’avis d’une personne qu’on estime. C’est l’histoire bien connue de l’influenceur influencé.
Le problème de la critique n’est pas la présence d’influenceurs ludiques. C’est, au contraire une preuve de vitalité du secteur. Non, le soucis c’est l’absence de critiques de métier (et les amateurs payés à la pige, ça ne compte pas). Je ne veux pas dire que les critiques pros soient au-dessus du lot. On le voit dans d’autres secteurs, il existe de mauvais critiques. Certains s’enferment dans une posture, plus intéressé à l’idée de trouver un bon mot que de faire une analyse correcte. Il arrive même parfois que des cas de collusions soient révélés au grand jour. Néanmoins, cela n’éclipse pas l’intérêt du journalisme critique dont l’influence bénéfique se fait ressentir dans le cinéma ou le jeu vidéo.
Critiquer c’est réfléchir
Ce qu’il faut comprendre, c’est que la critique n’est pas seulement intéressant pour infirmer ou confirmer un acte d’achat. Elle l’est aussi pour réfléchir et faire réfléchir.
Avoir une bonne culture ludique est indispensable pour faire une critique. Parce que critiquer c’est aussi replacer le jeu dans son contexte. Qu’a déjà créé son auteur ? De quoi s’inspire-t-il ? Son jeu apporte-t-il vraiment une plus-value par rapport à ceux déjà existants ? S’inscrit-il dans une tradition ludique, dans une tendance du marché ou est-il à contre-courant de tout ça ?
Une critique va plus loin que le jeu lui-même. Elle apporte des éléments pour mieux comprendre à la fois le jeu (qu’est-ce qu’un bon ou un mauvais jeu ? Pourquoi cette mécanique fonctionne ici alors qu’elle ne marchait pas ailleurs ?) et le marché ludique dans son ensemble.
En fait, leur existence serait une bonne chose pour tous. Pour les éditeurs qui auraient un repère supplémentaire d’exigence et de tendance du marché. Et pour les auteurs qui sont souvent très curieux du travail de leurs collègues. Une critique peut leur dire “Intéressez-vous à ce jeu, il est raté mais a des idées intéressantes.” ou “là, ça marche plus parce que c’est devenu trop convenu”.
Une vraie presse critique, quelle que soit la forme qu’elle prenne, appelle des questionnements et apporte des réflexions intéressantes au milieu ludique. Et lorsqu’on pose un regard sur le milieu ludique, on sent comme une absence. Pourtant, le tableau n’est pas si noir. L’intention est là, encore embryonnaire mais bien réelle, sur certaines plateformes.
Mais pour que cette réflexion puisse exister, il faut aussi que les joueurs acceptent de se pencher sérieusement sur leur passion. Les joueurs doivent aussi s’emparer de ces questions et s’interroger sur les directions que prennent leur loisir. Ils ont un rôle à jouer par leur pratique et leur consommation ludique.
La critique ludique n’existe pas (encore) et c’est bien dommage car elle ferait grandir le monde du jeu de société.
Merci à l'Acariâtre et Polgara ainsi qu'à Ludovic Chatillon pour leurs relectures et leurs retours de qualité. Si vous avez aimé ma prose, vous pouvez la retrouver sur la chaîne Youtube Ludiculture.