La création, peu importe qu’elle soit musicale, littéraire, ou ludique, se nourrit de toutes sortes d’influences.
Certaines sont identifiables, d’autres non. Dans mon cas, l’une de ces influences possède une histoire toute particulière…
Décembre 1985…
J’ai 22 ans, et beaucoup de ceux qui vont lire ça ne sont même pas nés (ça pique…).
Noël approche, et je cherche quels cadeaux je vais bien pouvoir faire à ma frangine et à mes parents. Je déambule donc à la recherche de l’inspiration dans le centre commercial de Lyon Part-Dieu. Et je me retrouve face à une vitrine de magasin vendant du mobilier design de type japonais. A priori pas du tout le type de magasin susceptible de satisfaire mon besoin, d’autant que tout est EXTREMEMENT cher et que je n'ai pas un rond. Et pourtant, en vitrine, il y a une petit quelque chose qui attire mon attention. Sur une table basse, il y a une série de petits rectangles colorés, à base de fleurs et d’animaux, étalés sur une table basse typiquement japonais. L’esthétique de l’ensemble me captive immédiatement.
Je n’ai aucune idée de ce que c’est mais je suis quasi certain que c’est un jeu traditionnel. Après pas mal d’hésitations, je finis par rentrer dans la boutique, pour demander ce qu’est cet objet si fascinant. La dame qui tient le magasin me dit qu’elle non plus ne sait pas de quoi il s’agit, mais que ça vient direct du japon et que c’est très joli pour la décoration. Je lui demande donc combien ça coûte. Mais elle ne le sait pas, vu que pour elle, c’est juste quelque chose qu’elle a récupéré auprès de son fournisseur pour agrémenter sa vitrine. Il faut croire que je dois avoir l’air vraiment hyper déçu, ou hyper inquiétant, je ne sais pas trop, mais toujours est-il qu’elle décide finalement de ne pas me laisser partir comme ça, et de m’offrir tout simplement le set de 48 cartes !!! Je repars donc avec un énorme sourire aux lèvres, avec ce petit trésor dans ma poche, mais sans aucune idée de ce que c’est vraiment, ni même de comment ça s’appelle !.
Rappelons-nous qu’en l’époque, il n’y a pas d’internet (quand je vous dis que ça pique…), alors comment et où rechercher ???
Décembre 1989…
A cette époque j’ai un vrai métier, sérieux tout ça. Du genre recherche sur l’élaboration d’alliages de Tungstène par frittage en phase liquide. A la limite ça fout la trouille, non ? Toujours est-il que la boite qui m’emploie m’envoie au Japon, à Muroran, sur l’île d’Hokkaido (c'est celle qui est tout au nord du Japon), pour un mois. En compagnie de 2 collègues. Pour un contrat de transfert de savoir faire à hauteur de 12 millions de francs de l’époque. Rien que cette mission pourrait faire l’objet d’une histoire complète à elle toute seule. Parce que les alliages en question sont utilisés pour applications militaires. Parce que du coup, je me retrouve confronté à l’espionnage industriel pour la première fois (atelier chez eux copie conforme du nôtre, jusqu’à la couleur dont ont té repeintes les machines, valises fouillées « secrètement » avant qu’on les récupère, micros dans nos chambres, chaperonnage permanent, etc etc..).
Mais si j’évoque cette période aujourd’hui, c’est parce que, lors de la seule journée de congé que nous nous sommes octroyée pour visiter Sapporo, les petites cartes découvertes quatre ans plus tôt refont leur apparition. En effet, je les repère à nouveau dans un magasin. En plus il y a écrit « Nintendo » sur la boite. Cette fois-ci j’en suis sûr c’est bien un jeu. Evidemment je ne parle pas un mot de japonais, et le commerçant ne parle pas un mot d’anglais. Impossible donc de savoir comment ça marche. Mais du coup, j’en parle à notre inévitable chaperon (impossible de faire plus de 200 mètres réellement seuls). Et s’il n’est pas capable de m’expliquer en détail avec son anglais rudimentaire, je repartirai du Japon avec deux certitudes :
Il s’agit bien d’un jeu
Ce jeu s’appelle le Anafouda
On progresse… et je reste toujours autant fasciné par la poésie de ces petits rectangles.
Décembre 1997…
Passionné depuis toujours de la chose ludique, je viens de découvrir Bohnanza. Un véritable coup de cœur. Mais j’habite un peu loin de tout, et le seul magasin proche de chez moi, à Annecy ne l’a pas. C’est alors qu’on me parle d’Oya, une boutique-bar-jeu, à Paris, qui importe des jeux allemands, alors peu présents en France, et les vend par correspondance en glissant sous l’emballage plastique leur traduction maison de la règle.
J’achète donc Bohnanza par correspondance. Et mon colis renferme un catalogue, que je parcours avec intérêt.
Et là, il y a une ligne avec le mot « Hanafuda ».
Hanafuda… ça se prononcerait pas Anafouda, par hasard ???
J’acquiers donc ce fameux Hanafuda. Et effectivement, lorsque je reçois mon colis, je me retrouve bien avec les mêmes cartes que celles offertes 12 ans plus tôt.
Sauf que cette fois-ci, oh bonheur, j’ai en plus une règle pour jouer avec !!
En fait il y a même deux règles. Mais mon bonheur est de courte durée. Je n’arrive en effet pas vraiment à bien comprendre comment ça se joué, les règles étant globalement assez confuses.
Il n’empêche que là, j’ai fait un grand pas en avant, et que la magie opère toujours.
Courant 2007…
Encore 10 ans ont passé.
Je suis devenu auteur de jeu. Incroyable !!
et je bosse avec Serge Laget, le même Serge Laget que je voyais en photo dans Jeux & Stratégies du temps où j’avais des cheveux. Re-Incroyable !!
Là, on s’est lancé dans la création d’un jeu de diplomatie qui prend place dans l’univers du Japon médiéval. On imagine très vite trois axes de développement :
L’axe diplomatique
L’axe militaire
L’axe commercial
Et pour le commerce, il me vient une idée.. et si, plutôt que de collectionner des ressources usuelles telles que le riz, sel, minerais, on matérialisait les ressources par… des cartes de type hanafuda… permettant d’évoquer le rythme des saisons. Permettant d’introduire une vraie dose de poésie asiatique dans un jeu assez mécanique. Serge ne connaissait pas le Hanafuda, mais lui aussi mais il est lui aussi tombé immédiatement sous le charme de ces cartes évocatrices. Ensemble, nous avons donc conçu un deck de carte à la fois personnel et proche du Hanafuda traditionnel, avec des combinaisons adaptées à nos besoins
Les superbes cartes de Senji
Courant 2007 toujours…
j’ai un petit prototype de jeu abstrait pour deux joueurs qui marche super bien. Ce pur jeu de connexion s’appelle KAMON. En effet, pour différencier les pions sur le plateau, plutôt que de m’appuyer sur des formes géométriques traditionnelles, j’ai préféré utiliser les KAMON des familles médiévales japonaises (l’équivalent de nos armoiries européennes). Le jeu est signé chez Jactaléa, et se verra publié sous une forme assez luxueuse, avec plateau en cuir. Les kamons de mon prototype laisseront la place à des formes plus animalières. Ce qui fait que le nom du jeu ne sera plus en rapport avec son design. A noter que la version Online, sur boite à jeux, conservera les kamons du prototype initial.
La version cuir de Jactaelea La version Ipad
La version "Boiteajeux"
Toujours est-il que le jeu aura un succès d’estime (les appréciations sont bonnes), mais avec des ventes pas extraordinaires. Jactalea est encore un petit éditeur, et il n’est pas si facile d’éditer un vrai jeu abstrait pour deux joueurs. Tout particulièrement, sur ce type de jeu, il y a généralement un des deux joueurs qui a un niveau d’expertise plus élevé. Et qui donc va gagner dans 90% des cas. Et du coup, son partenaire régulier (le plus souvent son conjoint), n’a pas véritablement envie de s’installer autour d’une table pour s’engager dans une joute intellectuelle de 30 à 45 minute dont l’issue la plus probable est une défaite. Pas très motivant..
Alors courant 2012,
je reprends ma copie… j’aime beaucoup, vraiment beaucoup, le système de jeu que j’ai mis en place dans Kamon. C’est si simple à apprendre que je n’ai pas envie de lâcher l’affaire. Du coup, je réfléchis à comment réduire le temps de jeu. Et c’est ainsi que naît Okiya. LE jeu de connexion de 30/45 minutes est devenu un petit jeu d’alignement de 5/10 minutes à peine, avec un feeling ludique assez proche d’un Quarto.
Là encore, la filiation japonaise des kamons initiaux me ramène à la poésie du Hanafuda. Et c’est ainsi que je proposerai à l’éditeur de s’appuyer sur cette iconographie forte, fleurie et attractive, pour l’édition finale d’Okiya.
L’hommage est cette fois ce simplement visuel, aucun mécanisme n’étant commun avec le Hanafuda de base.
Février 2014...
Charles Chevallier est en vacances dans mes montagnes. Abyss n’est pas encore sorti, mais on en est pas loin. Cette première collaboration s’est bien passée. Et on décide assez naturellement de profiter de cette concordance géographique pour passer un peu de temps ensemble.
Charles me montre alors un petit prototype sur lequel il travaille. Un prototype avec des cartes séparées verticalement en deux parties. La partie de gauche contient des ressources. La partie de droite contient des paysages. L’idée, c’est que chaque carte que l’on récupère doit être glissée sous les cartes précédemment acquises, soit du côté gauche (en ne laissant alors visible que la partie « ressources ») soit côté droit (en ne laissant alors que la partie paysage visible).
Je suis super séduit par le concept. Mais à ce stade le jeu ne fonctionne encore pas très bien. Je fais quelques suggestions. Puis la discussion continue par mail et skype interposé une fois Charles rentré à la maison. Puis encore quelques suggestions. Et puis finalement Charles me propose d’embarquer avec lui sur le projet en tant que co-auteur.
Je suis super content. Mais Charles vous le dira, je suis super chiant aussi.
D’une part je trouve que si le concept est top, mécaniquement, ça ne va encore pas très bien au niveau de la façon dont on accède aux fameuses cartes.
Et d’autre part, thématiquement, je suis persuadé qu’il faut trouver autre chose.
En effet, j’ai absolument besoin qu’il y ait une véritable logique entre les ressources posées à gauche , permettant d’obtenir les terrains posés côté droit.
A nouveau, c’est l’influence Japonaise qui fera tilt !
Et si les joueurs étaient des apprentis peintres de l’école japonaise du maitre Hokusai ?
Ils suivent les leçons du maitre. Côté gauche, ce sont leurs compétences qui augmentent peu à peu. Côté droit, ils agrandissent au dur et à mesure de leur apprentissage cette Estampe qui sera l’œuvre majeure de leur vie.
Et le Hanafuda là dedans ? Et bien cette fois-ci, il sera une inspiration plus diffuse, mais le rythme des saisons, et les sujets de la série animalière (le daim, le sanglier et le papillon) sont des clins d’œil appuyés au jeu des fleurs qui m’avait séduit dans cette vitrine, 30 ans plus tôt.
Une vue du prototype initial (oui on a piqué des personnages à l'excellent Tokaido ;-) )
Aujourd’hui...
C’est ce jeu qui va prendre vie à Essen, magnifiquement mis en image par Elk. Un choix judicieux avec un style graphique très personnel, comme un hommage aux estampes de cette époque. Comme un rêve éveillé…
Une vue de la boite....
Le cerf, le sanglier et le papillon .. une combinaison prisée du Hanafuda traditionnel
Un peu de poésie dans un monde de brutes
Avec en prime un petit plateau central en bambou, des jolis pions en bois pour le Maître et son Disciple, ainsi que des pinceaux dans leur pot de peinture pour matérialiser les compétences des apprentis dans leur atelier.
Alors oui, je peux dire avec le sourire :
« La fleur d’hier est le le rêve d’aujourd’hui »
Post Scriptum:
Au moment même où je terminais le premier jet de cet article, le Docteur Mops nous faisait part de sa fascination pour le Hanafuda au travers de ce très chouette dossier, avec un prime un lien pour y perdre quelques heures de sa vie jouer online. je me sens moins seul !! ;-)