Puisque Tric-Trac nous ouvre les portes pour publier des articles, j’ai choisi aujourd’hui de reprendre un texte déjà publié il y a quelques années sur ma page facebook. L’idée est ici de partager des considérations générales autour du Game Design, plutôt que de parler d’un jeu en particulier. Probablement le premier article d’une série nommée “les mains dans le moteur”, avec des parutions futures totalement irrégulières !!
Lorsque l’on aime les jeux, on s’intéresse très vite à leur fonctionnement. Le fameux « mais comment ça marche ». Et donc, de façon très logique, spécialistes et passionnés de tous bords se sont peu à peu transformés en médecins légistes, pour disséquer et extraire avec enthousiasme les mécanismes principaux des jeux qu’il affectionnent, afin de mieux en comprendre les fonctions vitales.
Ainsi, il est aujourd’hui d’usage de classer tous ces jeux qui nous passionnent en les rangeant dans des “boites”, selon leurs mécanismes principaux: enchère, majorité, bluff, choix simultané, observation/rapidité, programmation, connexion, placement d’ouvrier, et bien d’autres encore.
Ce travail d’analyse et de classement, tout intéressant qu’il soit pour comprendre le “comment ça marche”, est insuffisant pour vraiment comprendre le “pourquoi ça marche”, ce petit truc en plus qui fait qu’on a envie d’y revenir, encore et encore.
En effet, les critères d’analyse usuels nous amènent à passer à côté de l’essentiel, à côté de la substantifique moelle. Et si tous les mécanismes cités ci-dessus n’étaient que des micro-mécanismes au service d’un macro-mécanisme présent dans tous la grande majorité des jeux ? Dans une analogie mécanicienne, et s’ils n’étaient que la mécanique du moteur ??…. Et comme une belle mécanique ne va jamais très loin sans carburant, si nous nous intéressions un peu à ce carburant ?
Mon credo, c’est que ce carburant, présent et indispensable à l’équilibre de bien des jeux c’est… LA FRUSTRATION !!!
Pour illustrer ce propos, prenons quelques exemples
Commençons par un jeu au succès incontestable, auprès d’un très large public : les aventuriers du rail
Au-delà d’un système de jeu très simple, les éléments générateurs de frustration sont nombreux :
Tout d’abord le choix de l’action… à chaque tour, on ne peut faire que l’une des trois actions disponibles… et pour se rapprocher de l’objectif final, on aurait à chaque fois besoin, pour être confortable, d’en effectuer au moins deux des trois… Donc choix obligatoire et frustration !!
Ensuite, pour réaliser les différentes liaisons, il faut collectionner un nombre suffisant de cartes de la même couleur… et comme par hasard, le joueur qui vous précède s’évertue à piocher la dernière carte qu’il vous faut… d’où frustration.
Enfin, alors même que vous venez de récupérer la bonne combinaison de cartes qui va vous permettre de poser la liaison ferroviaire qui va vous permettre de réaliser votre objectif, un adversaire y dépose ses propres wagons, vous obligeant à revoir votre parcours… là encore, frustration.
Bref, tout au long de la partie, le joueur se retrouve confronté à ce sentiment de frustration face à un objectif ponctuel ou à plus long terme, qu’il sait avoir une chance de réaliser, mais sans certitude. Parfois ça passe, et la joie est là, parfois ça casse, l’objectif devient inaccessible. Mais ce n’est pas grave car au moins pendant un long moment on a pu espérer réussir, et le jeu permet le plus souvent de réussir ses connexions autrement, de façon moins rentable certes.
On pourrait aussi prendre l’exemple de tous les jeux pour lesquels le joueur possède un certain nombre de points pour réaliser les actions de son choix lors de son tour de jeu (on peut citer, par exemple, la trilogie de Kramer : Tikal, Java, Mexica). Avez-vous remarqué comme il est curieux, sur chacun de vos tours de jeu, qu’il vous manque juste la petite actions nécessaire pour faire exactement ce dont vous auriez envie sur ce tour ? Ce n’est pas un hasard… mettre les joueurs en sous-capacité par rapport à leur stratégie les amène à faire des choix, des choix frustrants, mais qui amènent la tension nécessaire au jeu.
Il en est de même pour tous les jeux de placement d’ouvrier. Les actions accessibles étant limitées par le placement préalable des autres ouvriers, tension permanente et frustration sont au rendez-vous. (Au passage, le placement d’ouvrier n’est que l’évolution logique des jeux à points d’action évoqués ci-dessus. Ce procédé permettant de segmenter les tours de jeux interminables en impliquant du coup chaque joueur beaucoup plus fréquemment)
Evidemment, l’avocat de la défense pourra objecter que, si la frustration était réellement ce mécanisme universel qui fait « tourner » tous les jeux, alors il serait alors possible de réaliser des jeux « parfaits » plaisant à tout le monde !! Mais la réalité n’est pas si simple : en effet, ce serait aller un peu vite en besogne et oublier que chaque individu n’a pas le même rapport à la frustration. Pour que cela fonctionne pour un individu X, il faut que la frustration reste “positive”, qu’elle ne bascule pas dans le “négatif”. Et ce qui est le juste niveau acceptable de certains devient totalement insupportable pour d’autres. Une frustration positive, c’est celle qui t’a amené suffisamment près du but pour avoir envie de tenter l’expérience à nouveau en cas de défaite. Cette frustration devient négative si elle est jugée trop violente, injuste.
A nouveau prenons des exemples
Les colons de catane est un succès commercial qui n’est plus à prouver avec ses millions d’exemplaires vendus. Pourtant, il n’est pas rare de trouver sur le net des avis de joueurs détestant totalement ce jeu… et qu’elle en est la cause ? leur capacité individuelle de résistance à la frustration a été dépassée à cause… des lancers de dés ! Pour ces joueurs, il est insupportable, car trop frustrant, de voir la victoire s’échapper au profit de quelqu’un qu’ils jugent avoir moins bien joué, mais pour lequel les dés auront été plus favorables !
On peut aussi citer la majorité des jeux d’observation rapidité, comme, par exemple, jungle speed ou encore Rasende Roboter. Certaines personnes refusent catégoriquement de pratiquer le moindre jeu de ce type, car le stress généré est trop important, et ils sont frustrés de voir leur adversaire systématiquement trouver la bonne réponse juste un dixième de seconde avant qu’eux même ne la trouve. Trop de frustration tue la frustration !!
Repassez dans votre mémoire tous les jeux que vous aimez, ou détestez, et vous vous rendrez compte, presque à chaque fois, que vous pouvez éclairer sous l’angle de la frustration votre sentiment, positif ou négatif, vis-à-vis de ce jeu. Et n’imaginez pas qu’il soit possible de réaliser un jeu qui n’en contienne aucune part : il en des jeux comme de la vie : S’il vous était possible en permanence d’accéder à la totalité de ce que vous pouvez désirer, seriez vous plus heureux pour autant ?
Alors, pour jouer heureux, jouons frustrés ???
PS: j’aurai bien mis un tas d’images et bossé la mise en page, mais bon… suis pas doué …