Putain 10 ans…
Oui.. C’était il y a 10 déjà et Mr Jack faisait son apparition sur les étals des boutiques spécialisées, (et ça ne me rajeunit pas… snif !!)
A l’occasion de ces 10 ans, Hurrican nous prépare pas mal de trucs, mais avant d’en parler, je profite de l’occasion pour revenir sur le parcours de ce jeu.
Une histoire exceptionnelle, que je vais tenter de retranscrire en m’appuyant sur le fil des rencontres qui ont ponctuées le parcours du jeu, et sans lesquelles rien n’aurait été possible. Alors autant vous prévenir: j'ai fait LONG !! un pari un peu insensé à l'heure où la plupart des messages ne dépassent pas les 140 caractères. Mais peu importe. Je fais le pari de tout raconter, en détail. Qui ira jusqu'au bout ???
Ludovic Maublanc
Tout a commencé… à Cannes !
2003… Festival des jeux de Cannes. C’est mon tout premier festival. Mes premiers jeux viennent de sortir à l’automne précédent. Cannes, c’est loin, ces sont congés qu’il faut poser spécifiquement , et c’est un budget (transport, hébergement, bouffe…). Alors si on peu trouver un bon plan, c’est plus cool.
Ce bon plan arrive par l’intermédiaire de Ludovic Maublanc. A cette époque, on ne se connaît encore pas très bien. On a fait connaissance aux rencontres ludopathiques de Bruno Faidutti. On s’est croisés, resoroisés, on a raconté pas mal de conneries, et on est resté en contact. Ludo est alors en train de travailler avec Christophe Boelinger sur Miss Monstre. Et du coup, il est hébergé par Christophe, le régional de l’étape, pendant le festival. Il nous met en contact et banco, Christophe me propose de m’héberger moi aussi. Cool !!!
Ce premier festival, pour Ludo et moi, c’est aussi le moment où Christophe institue le premier OFF le soir, dans une salle dans la quelle on rentre sans faire de bruit.. on est à peu près une dizaine. Il y a déjà Phal et Mops, bien sûr.. et on joue.. sur deux ou trois tables maximum. C’est là que j’ai joué pour la première fois à Dungeon Twister, sur le proto de Christophe.
Et puis, après le off, tard, très tard, direction chez Christophe, pour tenter de dormir quelques heures avant de remettre ça le lendemain. Je dis bien « tenter « de dormir.. parce que quand finalement tu partage un canapé lit au sommier approximatif, avec un Ludo que tu ne connais qu’à peine, il n’est pas si facile de trouver le sommeil. Bref.. première « nuit »… on se couche, on éteint… pas moyen de trouver le sommeil.. je me tourne et retourne pour tenter de trouver un position confortable. Ludo semble faire de même de son côté du sommier. Et genre 30 minutes plus tard…
Ludo : « tu dors ? »
Moi : « Ben.. non.. pas sommeil, finalement »
Ludo : « ça te dirait si on faisait un jeu ensemble, un de ces jours ? »
Moi : « Ben.. Oui, pourquoi pas. Si on trouve une idée qui nous fait envie, oui, ça serait cool.. »
Ludo : « je te demande, parce que en fait, j’ai une idée cool, mais je ne sais pas trop quoi en faire »
Moi : « Dis toujours.. on verra bien si ça m’inspire quelque chose »
Ludo : « Alors l’idée, c’est Ombre et Lumière »
Moi : « Oui.. et ???? »
Ludo : « ben voilà… mon idée c’est de faire un jeu avec de l’ombre et de la lumière.. un jeu dans lequel il se passe des trucs qu’on peut faire dans l’ombre et pas dans la lumière.. et vice versa… et.. c’est tout, quoi ! »
En synthèse, l’idée de base, était conceptuelle. Et ce concept, fort et innovant, a fait tilt chez moi aussi. Alors on a commencé à échanger, à brainstormer pour tenter de trouver quoi faire sur la base de ce concept. Cette toute première discussion a consisté tout d’abord à trouver quelle histoire raconter. Parce que sur un concept aussi fort, il nous fallait une histoire forte. Avec cet aspect ombre et lumière, la première idée qui est apparue était… une histoire de vampires ! Les vampires, ça marche bien avec l’ombre et la lumière. Mais nous n’étions qu’à moitié convaincus, pour tout un tas de raisons, entre ce qu’on imaginait des envies / freins des éditeurs, et aussi par rapport aux sorties récentes. Alors on a cherché.. on en est arrivé à imaginer un voleur ou un criminel, traqué, poursuivi, ayant besoin de se cacher. Et du coup, assez vite, l’histoire de Jack l’éventreur nous est apparue comme une évidence. Une histoire forte. Un mystère encore sans réelle solution, contenant sa part d’hypothèses fantaisistes.
Du coup, un coupable avec des hommes à sa poursuite, ça nous a dirigé immédiatement vers un jeu pour deux joueurs. On a très vite imaginé qu’il devait y avoir différents personnages, chacun avec sa propre spécificité. L ‘un d’entre eux serait le coupable, mais seul le joueur du côté Jack saurait lequel, et aurait à donner tour après tour des indications à l’enquêteur: Le personnage coupable est il oui ou non dans la lumière ?? Tout convergeait vers une sorte de jeu hybride entre un Cluedo (qui est le coupable) et un Mastermind (à chaque tour je te dis si tu as progressé vers la résolution du problème). Oui.. un projet enthousiasmant, pour sûr !
Et puis s’est posée la question de la manipulation des personnages. Il était important que les deux joueurs puissent accéder à l’ensemble des personnages. Et c’est là que mon passé de joueur de Magic the gathering est remonté à la surface. En effet, presque 10 ans plus tôt, j’ai joué à Magic. Beaucoup joué, même. Allant jusqu’à faire quelques tournois. Mais dans mon entourage, pas de joueurs. Ou plutôt quelques copains voulant bien se prêter au jeu de temps en temps, mais pas suffisamment mordus pour s’acheter leurs cartes. Du coup, j’étais le seul à avoir des cartes. Et c’est alors dans une revue américaine spécialisée (scrye, je crois), que j’ai trouvé la méthode qui va bien pour jouer quand un seul joueur possède des cartes : on mélange toutes les cartes (hors terrains, bien sûr), et puis on retourne les 4 premières sur la table. Le joueur A en choisit une, puis B en prend deux parmi les trois restantes, et enfin A prend la dernière. Puis on recommence avec les 4 cartes suivantes, mais cette fois ci c’est B qui commence, etc etc.. A l ‘époque, je n’ai encore jamais commencé à élaborer le moindre jeu par moi-même. Mais j’en avais déjà l’envie. Et cette petite mécanique de choix alternatif (aujourd’hui on parle de draft) m’a tellement séduit que je me rappelle fort bien m’être dit alors « il y a sans doute un jeu à faire basé là-dessus »…. Alors c’est assez naturellement que l’idée est remontée à la surface, au service de notre projet !
A la fin de ce festival de Cannes, les pièces du puzzle était en place. Il restait bien évidemment à valider l’ensemble. Avec Ludo, on fonctionne très différemment, et ce premier projet commun aura été une bonne occasion de confronter nos méthodologies respectives.
Aussitôt qu’une idée est en l’air et lui fait envie, Ludo commence souvent par fabriquer un tas de matos, quitte à toute jeter tout de suite parce qu’il aime et a besoin de manipuler concrètement les choses, ce qui lui donne de nouvelles idées. Quitte à tout jeter, pour recommencer. Et ainsi de suite jusqu’à obtenir le cocktail qui le satisfasse.
Une image d'un des tous premiers prototypes
Moi de mon côté, je ne commence pas à fabriquer quoi que ce soit tant que je ne réussis pas à faire une partie exempte de bugs ou soucis majeurs dans ma tête. Alors n’exagérons rien, je ne suis pas un cyborg, et si le jeu est complexe et multi-joueurs, je n’ai pas la prétention d’être capable de conduire une partie mentalement de A à Z. Mais par contre, je tente toujours de pousser cette réflexion virtuelle le plus loin possible, en imaginant des situations type, des comportements type, et tant que ça coince sur certains points, je ne me lance pas sur le protypage.
Aucune de ces deux méthodologies n’est meilleure que l’autre. Il s’avère que chacun d’entre nous est à l’aise avec celle qui lui correspond le mieux. Et du coup, au sortir de Cannes, c’est assez naturellement que ludo est parti sur un premier prototypage alors que moi.. et bien.. j’en étais tout simplement bien incapable à ce stade !
Quelques mois plus tard, nous nous retrouvons, à l’occasion des rencontres ludopathiques organisées par Bruno Faidutti, autour de ce premier prototype.
Les 8 personnages sont déjà là. Pas tous dans leur forme définitive, mais il y a déjà Holmes (une évidence), Watson (ben.. si il y a Holmes.. il y a Watson !) et Smith (le jeu est basé sur un système d’ombres et de lumières, alors oui, il est évident qu’il nous faut un personnage pour allumer et éteindre des réverbères). Par contre le plateau ne ressemble pas du tout à ce qu’il est aujourd’hui. Ce premier plateau montre des rues qui se croisent orthogonalement, sur une matrice de cases carrées. La sensation de jeu est bonne, tout particulièrement dans les dilemmes pour le choix des personnages. Par contre, la topologie du plateau pose problème. Par moment, les personnages sont trop loin les uns des autres. Et les cases carrées sont propices à de longues enfilades peu intéressantes tactiquement. Le projet est toujours aussi enthousiasmant. Il est validé dans sa construction, mais il nous faut un nouveau plateau. Un plateau qui offre plus liberté de mouvement, plus de possibilité pour bouger d’un bout à l’autre… il nous faut.. des cases hexagonales.. et des bouches d’égouts qui nous serviront de courts circuits de déplacement d’un bout à l’autre du plateau.
Les semaines qui suivent sont donc consacrées à la construction de ce plateau nouvelle formule, accompagnée bien sûr de la création du personnage de Jeremy Bert, qui pourra ouvrir et fermer des entées d’égouts. Là, c’est plutôt moi qui m’y colle, en contact très régulier avec Ludo. La topologie des plateaux, c’est mon dada. Alors autant en profiter.
Une version plus avancée
Une des difficultés principales aura été de déterminer la juste taille de plateau nécessaire, la position des bouches dégouts, le nombre de sortie possible, le tout évidemment en association avec les pouvoirs des personnages. On a choisit de faire un jeu asymétrique. Un jeu dans lequel chaque joueur a des objectifs différents. C’est cool, parce que des jeux asymétriques, il y en a très peu. Mais si il y en a si peu c’est aussi parce qu’il y a une bonne raison pour ça : c’est super délicat à équilibrer !!
Mais c’est pas grave.. on est (encore) jeunes, inconscients, et surtout déterminés à aller jusqu’au bout de l’aventure. Et c’est ainsi que, peu à peu, ajustement après ajustement, nous avons convergé vers un prototype très très proche du Mr Jack que vous connaissez.
Alors, nous avons commencé, chacun avec notre prototype, à sortir le jeu lors de salons ou manifestations ludiques. A chaque fois, l’accueil était top, les joueurs étant bluffés par ce « vrai » jeu de plateau pour deux joueurs. Avec une thématique forte, de la tension, du suspens, et un système de jeu facile à prendre en main. C’est donc gonflés à bloc que nous avons commencé à prospecter les différents éditeurs, français, bien sûr, mais aussi étrangers (en particulier sur le salon d’Essen). Et là, les semaines ont succédé aux semaines. Et les douches froides ont succédé aux douches froides.
En effet, la réponse de chaque éditeur est invariablement la même : le jeu est super, on aime beaucoup, mais c’est trop cher à produire. Il faudrait pouvoir vendre le jeu aux alentours de 30 euros, et pour un jeu à deux, c’est considéré comme trop cher.
Alors.. que faire ??? Nous sommes maintenant en 2005… ça fait deux ans qu’on porte le projet. Et on est dans l’impasse.
La version finale
Patrice Vernet
C’est à ce moment précis que Patrice entre en scène. On ne se connaît pas vraiment, on du se croiser comme ça sur une manifestation ludique ou deux. Mais surtout on fait partie de la même communauté : celles des passionnés actifs sur les sites internet, Tric Trac (et oui, déjà) en particulier.
Patrice est lui aussi auteur de jeux. Et il a même décidé il y a peu de se lancer dans la micro-édition, en lançant Neuroludic. Le concept ? choisir des (bons) jeux et en réaliser des micro-séries, fabriquées pour ainsi dire à la main, et vendues en souscription. Il a ainsi sorti son tout premier jeu, Turquoise, dont il est aussi l’auteur et cette sortie a été couronnée d’un vrai succès d’estime auprès de la communauté ludique.
Patrice me contacte par mail parce que, pour continuer dans son entreprise, il cherche son prochain jeu. Il en a un sous le coude, mais c’est encore un jeu dont il est l’auteur. Et pour ne pas que les gens pensent que Neuroludic est exclusivement dédié à ses jeux, il aimerait partir sur un projet d’autres auteurs. Alors il me demande si, par hasard, je serai intéressé, si j’aurai quelque chose à lui proposer. On en discute rapidement avec Ludo. On se dit qu’on a rien à perdre au stade où on en est. Alors on propose notre prototype, alors intitulé « Une ombre sur Whitechapel ».
Quelques temps plus tard, Patrice me rappelle. Il est embêté. Il est conquis par le jeu, mais il pense qu’il ne peut pas ui donner les meilleures chances. En effet, il m’apprend que, dans sa micro-société, c’est lui qui faut… tout. Y compris les illustrations. Et là, il voit que le jeu a besoin de qualité d’illustration qui est supérieur à ce que lui se sent capable de faire. Et par ailleurs, il y a beaucoup de matériel, ça va déjà être cher à fabriquer, et il n’y pas donc pas de possibilité de budget pour un illustrateur pro.
C’est alors qu’une drôle d’idée se met à germer dans ma tête…
Pierô
Petit flashback…
2005, c’est aussi la sortie des Chevaliers de la Table Ronde. Un jeu qui a immédiatement connu un vif succès. A cette occasion, quelque temps après la sortie du jeu, je reçois un mail d’un joueur passionné. Le gars m’explique qu’il tient une sorte de site dédié aux jeux de société qu’il aime. Les petits joueurs, ça s’appelle. Et là, il vient de faire (ou il va faire, je ne sais plus), un article sur Chevaliers. Lui et ses potes, ils adorent le jeu. Mais il m’explique qu’il a aussi une autre passion. Le dessin. Et il me demande l’autorisation de refaire les fiches de personnage des Chevaliers en les remplaçant par des caricatures de lui et ses potes.
Je lui réponds que je ‘ai aucun souci, qu’il fait bien ce qu’il veut et que ça ne me dérange bien sûr en rien.
Mais là, il me dit qu’il n’a pas du exprimer comme il faut son besoin : pour faire du travail « propre » , il a besoin de partir… des fichiers source !
Ces fichiers, je les ai sur mon disque dur. DOW me les as envoyés pour relecture avant impression. Mais, le gars, je ne le connais pas. Jamais rencontrés. Et en plus, chez DOW, la confidentialité, la propriété industrielle, c’est important. Et pourtant.. je prends le pari de lui faire confiance. Je lui envoie les sources demandées, en le suppliant de pas déconner avec, parce que sinon, je ne donne pas cher de mes chances de continuer à bosser dans le milieu.
Et puis pendant quelques temps. Plus de news. Jusqu’à ce que je reçoive un mail avec les nouvelles images des caricatures. Et là, je suis sur le cul. C’est bien. Très bien même.
S’ensuit un échange de mail où je lui demande s’il est illustrateur pro. Il me répond que non, que c’est sa passion, qu’il est autodidacte, qu’il aimerait bien, mais que trouver du boulot, c’est dur dans ces conditions, alors il bosse dans un webcafé. Mais continue à dessiner. Pas passion. Par besoin même.
Fin du flashback…
Les Chevaliers made in Pierô... il est doué l'animal !
Alors quand Patrice me dit qu’il n’a pas d’illustrateur…. J’envoie un mail à ce Pierô. Avec une phrase un peu enigmatique :
« appelle moi à ce numéro – j’ai un plan foireux à te proposer »
Avec un tel teasing, l’appel n’a pas tardé. J’explique le projet, le concept du jeu. Et je lui fais la proposition suivante :
Tu veux être illustrateur ? Dans le monde du jeu de société ? et si tu avais une occasion de montrer ton talent ? Par contre, on n’a pas de pognon, alors tout le monde bosse gratos. C’est une opération « marketing » pour chacun d’entre nous. Ludo et moi, on ne touchera pas de royalties sur cette édition, qui sera de toute façon limité à 250 exemplaires. C’est pour nous un moyen d’attirer à nouveau l’attention des éditeurs sur ce jeu qu’ils ont laissé passer Si on trouve un éditeur plus classique ultérieurement, je te promets de tenter de le convaincre de poursuivre le travail avec toi, mais je ne suis pas en mesure de te le promettre. En la matière, c’est toujours l’éditeur qui décide…
Et Pierô a accepté le challenge, quasi instantanément.
C’était l’époque où il était pas cher ;-)
Alors on a commencé à bosser ensemble. Et c’était cool. Très cool. Beaucoup d’enthousiasme de tous les côtés.
Tric-Trac et la communauté des joueurs :
Quand est venu le moment de lancer les souscriptions, Patrice, Ludo et moi avons chacun fait un article sur nos sites respectifs.. C’est bien, mais on a pas une audience énorme.
L’impulsion qui fait la différence, c’est quand Phal écrit une première brève de présentation du jeu sur Tric-Trac.
Une brève à la fois simple, intrigante et bienveillante vis à vis du projet. Un véritable petit coup de pouce qui a attiré l’attention sur le jeu, et l’a mis sur les bons rails.
De sacrés bon rails même, puisque lorsque la souscription a été ouverte sur le site de Neuroludic, fin 2005, les 250 exemplaires sont partis à la vitesse de la lumière. Un premier Kickstarter avant l’heure, en quelque sorte.
On en arrive à début 2006.
Nos 250 exemplaires ne sont pas passés inaperçus. Sur Tric-Trac, les commentaires sont quasi unanimement positifs. Très positifs même.
Avec même pas mal de joueurs rêvant / souhaitant une édition à plus grande échelle (n’est ce pas monsieur guillaume ;-) )
Alors avec Ludo, on se dit que forts de ce succès d’estime, c’est peut-être bien le moment de retenter notre chance auprès des éditeurs. Ça tombe bien : le salon de Nuremberg pointe le bout de son nez. Je décide de faire le voyage. Et je prends quelques rendez-vous. Sauf que … quelques jours avant le salon fatidique, je tombe malade. Grippe. 40 de fièvre, cloué au lit. C’est là qu’entre en scène un nouveau protagoniste :
Yves Menu
Nouveau petit flashback… Après j’arrête, promis !
Avril 2004, je perds mon emploi. Après 18 ans, viré comme un malpropre. Le mercredi j’ai la lettre de licenciement dans ma boite aux lettres, le vendredi retour définitif à la maison, pas besoin que je fasse le préavis. C’est violent. Très violent. 12 ans plus tard, j’en fais encore parfois des cauchemars.
Je travaille dans un domaine de point, en recherche et développement, mais la seule boit qui bosse dans le domaine en France est celle qui vient de me licencier. Pour retrouver du travail, il me faut donc partir. Mais partir loin. En France, c’est probablement soit du côté de Toulouse, soit de Paris que j’ai peut être une chance. Mais mon profit intéresse à l’étranger et très vite je reçois une offre d’un concurrent aux USA. Un pont d’or. Mais je suis un papa divorcé. Alors ce n’est pas la solution. Et c’est à ce moment que je prends le pari insensé de tenter de vivre du jeu. Sous toutes ses formes. Je sais que les royalties ne suffiront pas. Il faut donc faire d’autres choses en complément. De la création sur cahier des charges pour des entreprises, des animations, pourquoi pas bosser dans un magasin… Alors je vais faire un tour à Carouge (à côté de Genève). Il y a là une boutique, l’Astuce, tenue par un certain Yves Menu. On se connaît un tout petit peu, tout simplement parce que en plus de sa boutique, Yves est le patron de SwissGames, un distributeur. C’est lui qui distribue Jeux Descartes. Nous nous sommes rencontrés à l’occasion de la sortie de mes premiers jeux et mon éditeur m’avait d’ailleurs demandé à l’époque de faire une animation dans cette boutique.
Bref, on se connaît un petit peu, sans plus, mais on est restés en contact depuis cette animation fin 2002. En plus on est tous deux des amoureux inconditionnels de Gyges, de Claude Leroy. Forcément, ça rapproche. Du coup je vais faire un tour à la boutique, explique ma situation. Et Yves, spontanément, me propose de tenir la boutique tout seul comme un grand tous les lundis. D’ordinaire, ce jour, la boutique est fermée. Alors du coup, on peut faire d’une pierre deux coups : lui il est ouvert une journée de plus et moi et bien.. ça me fait un petit fixe chaque semaine. Tu m’étonnes que j’accepte avec enthousiasme !
Avec des revenus issus de royalties aussi faibles et incertains, la moindre parcelle de fixe dans le milieu du jeu qui plus est, c’est cool.
Yves… merci encore… vraiment !
Fin du flashback (j’ai di que c’était le dernier, non ?)
Donc, me voilà malade. Et si je rate les rendez-vous de Nuremberg, il va falloir patienter au moins jusqu’à Essen pour une nouvelle opportunité. Alors j’appelle Yves. Comme il va à Nuremberg en tant que distributeur, je lui demande si il serait d’accord, au cas où son emploi du temps le lui permette, de faire les rendez-vous à ma place pour présenter « Une ombre sur Whitechapel ».
Ce qu’il accepte de faire. Il connaît le jeu. Pas très bien, mais on a eu l’occasion de faire une partie déjà, un soir, après la boutique.
Il part donc à Nuremberg et moi… je me soigne ! Lorsqu’il rentre, il m’appelle.
J’ai bien sûr hâte de savoir comment ça s’est passé, mais il reste évasif, me dit que c’est plus simple si il peut m’expliquer de vive voix, et me donne donc rendez-vous le lendemain midi dans un petit restau à la campagne à côté de Genève.
On se retrouve à table et il commence à me poser des questions sur mon mode de fonctionnement vis-à-vis des éditeurs. C’est à dire comment je choisis de travailler avec tel ou tel éditeur. Je lui dis que c’est assez simple : quand je présente un prototype à plusieurs éditeurs, ça signifie que je suis potentiellement d’accord pour travailler avec n’importe lequel d’entre eux. Et donc, la première réponse positive, je signe.
Puis il m’explique ses rendez-vous. Et surtout son sentiment. A savoir que à chaque nouveau rendez-vous, il a joué. Et joué encore. Et finalement le soir encore en rentrant à l’hôtel. Et à chaque fois qu’il présentait le jeu, ce sentiment… il est quand même trop bien ce jeu.. et que du coup ça serait encore plus cool si c’était lui qui le publiait.
Et là, il me dit : si tu es d’accord de travailler avec moi, je monte une société d’édition pour publier ton jeu !!
C’était bien sûr inattendu, et flatteur. En plus je n’ai jamais fait de différence entre « petit éditeur » et « gros éditeur ». Le petit d’aujourd’hui est potentiellement le gros de demain. Là, le fait que ce soit le 1er jeu d’un nouvel éditeur signifiait que toute son attention allait être portée sur ce projet, avec la volonté, la nécessité même d’en faire un succès. Et le fait qu’il soit déjà très intégré dans le milieu de la distribution était là encore un gage de réussite. Car ne l’oublions jamais, être auteur, c’est super, éditer, c’est génial, mais la distribution, c’est la clé !
Un petit coup de fil à Ludo pour valider qu’on était d’accord pour embarquer sur le projet… et c’est ainsi que Hurrican est né !
Le printemps 2006 est donc consacré au travail éditorial sur le jeu. Il va ainsi devenir Mr Jack, dans l’optique d’avoir un nom fonctionnant dans toutes les langues. Par rapport à l’édition Neuroludic, plein de petits détails vont changer.. Pas énormément de choses, mais rien que des éléments qui seront de vrais petits plus. Pêle-mêle, on trouve une piste compte-tour intégrée au plateau , des personnages double face innocent / suspect pour améliorer la lecture, la prise de décision . Tout ce travail se fait avec Pierô, cette fois ci rémunéré pour son travail, bien sûr. Et je suis on ne peut plus content que le pari un peu fou du départ ait été un pari gagnant pour lui aussi.
En étant impliqué de la sorte, avec des réunions hebdomadaires, pour la réalisation du jeu, j’apprends moi aussi de mon côté ce que c’est que l’édition. Avec entre autres une visite de Ludofact au moment de l’impression pour valiser la colorimétrie. Passionnant.
Le temps passe vite. Essen, date de sortie du jeu approche. On est très excités, impatients de recevoir les premières boites. Le lundi précédent Essen, la boite tant attendue arrive enfin. Je suis chez Yves. On ouvre. On commence à jouer. C’est génial….
… et puis c’est la catastrophe ! Je prends conscience qu’en se penchant un peu, on voit un léger filet de couleur sur le rebord des tuiles personnages restées faces cachées. La raison en est simple, mais difficile à anticiper sur une première expérience éditoriale : Nous avons choisi de faire des tuiles en carton plutôt que des cartes à jouer. C’est plus « cossu » mais surtout plus facile à manipuler (surtout pour des gens qui n’ont pas ou peu d’ongles). Chaque personnage a une couleur. Et la tuile de sa couleur possède donc un cadre de cette couleur. C’est facile à identifier en cours de partie. De façon naturelle, on a conçu les punchboards de sorte que le « punch », c’est à dire le coup de presse, se fasse du coté face. Et la conséquence, c’est que cette découpe amène un côté arrondi (côté de la frappe) et un côté à angle droit (dos de la planche). Les geeks connaissent bien cette différence. J’en connais d’ailleurs qui retournent systématiquement les tuiles de leurs jeux pour qu’elles soient orientées « du con côté ». Mais dans notre cas, cet arrondi sur le bord du côté coloré amène à ce que la couleur se voit sur le bord de la planche. Du coup, il est assez aisé de « tricher » et du coup de déduire qui est le personnage caché sous le plateau. Il n’y a plus de jeu. Consternation. Les 7500 boites sont produites.
Passé un désagréable moment de broyage de noir, il faut trouver une solution. Et nous choisissons de jouer la transparence. On inclura dans la boite une petite note indiquant le problème, et on communiquera aussi sur le net pour expliquer le problème, sa cause, et surtout comment jouer malgré tout. Il suffit de garder les cartes suspects dans le couvercle de la boite à côté du plateau, et ainsi personne ne peut savoir qui est Jack. C’est pas agréable de devoir commencer la vie d’un jeu de cette façon, mais pour un jeune éditeur, à deux jours de sa première sortie, on n’avait pas vraiment d’autre choix.
Là encore, la communauté des joueurs aura été super bienveillante avec nous, la plupart des joueurs s’accommodant de la chose, tandis que quelques uns seulement trouveront ça scandaleux. Le couperet n’est pas passé loin !
Essen 2006 est donc la toute première sortie publique de Mr Jack, publié par Hurrican.
Pour sa toute première fois, Hurrican aura fait les choses de belles façon : des petites tables spécifiquement adaptées au jeu à deux, avec des jolies lumières qu’on peut éteindre ou allumer selon que Jack est visible ou invisible à la fin de chaque tour, et aussi… la présence de Pierô sur le stand, non stop, en train de dédicacer des couvercles de boites. Je ne veux pas dire de bêtises, mais je crois bien qu’on a été les premiers à proposer les dédicaces de l’illustrateur pour un jeu. En tout cas, les lumières attirant l’attention, la file ininterrompue pour les dessins de Pierô, tout ça a contribué à ce que ce premier Essen soit un vrai succès : plus de 800 boites vendues. Pas mal pour des newbies !!
Pierre en pleine dédicace avec les jolies petites tables avec lampadaires
L’histoire pourrait s’arrêter là, pour passer directement à la version 10 ans. Mais en fait non. Il s’est encore passé pas mal de choses importantes ensuite. De nouvelles belles rencontres.
Olivier Arneodo
Olivier, c’est un passionné de jeux qui a monté une revue spécialisé : Jeux sur un Plateau (revue aujourd’hui disparue). Et il est tombé amoureux de Mr Jack. Du coup, la revue a consacré depuis le début de longs et élogieux articles détaillant le jeu et ses mécanismes. Et puis pendant plusieurs mois, on aura même des problèmes à résoudre du genre « Mr Jack s’échappe dans 3 coups », un peu comme les problèmes d’échec. Et puis encore, JSP publiera « le cocher » une mini extension pour Mr Jack avec un pion spécial.
Pour être franc, pas sûr que ce cocher soit la meilleure idée qu’on ait jamais eue avec Ludo. Non pas qu’il ne fonctionne pas, au contraire. Mais parce que la simple utilisation de ce pion amène au minimum une page de FAQ pour statuer de tous les effets de bord qu’il peut provoquer.
Toujours et-il que là encore l’ensemble de ce soutien de la part d’un média spécialisé aura plus qu’aidé aux premiers pas de Mr Jack !
Les 4L
2007… c’est l’année de l’apparition des « 4L » sur la scène ludique. Un blog tenu par 4 passionnés avec des pseudos que certains lecteurs ici ont pu repérer, jadis… il y avait ainsi Doul, Smokan, Target et Nemo.
Pendant quelques temps (2 ou 3 ans), ils ont tenu ce blog, pour partager leurs coups de cœur et faire des interviews d’acteurs de la scène ludique, mais toujours avec une approche décalée et novatrice par rapport aux sites plus connus. Un chouette complément.
Et c’est ainsi que ces grands malades ont eu l’idée…. D’une vidéo parodiant un championnat du monde de Mr Jack. Un truc de fou, fait de façon super pro, une vraie parodie des émissions de Canal+ sur les championnats de poker avec Patrick Bruel en commentateur. Si vous n’avez pas vu ces vidéos, ça vaut son pesant de cacahuètes !
Le XVIIeme Championnat du monde partie 1/2
Le XVIIeme Championnat du monde partie 2/2
La remise en jeu du titre (bande annonce)
Jack Ace vs Bruno Cathala : partie 1
Jack Ace vs Bruno Cathala :Partie 2
Ils ont bossé… un max.. juste pour le fun.. On a rit… un max aussi !!! et là encore, ça nous a donné une visibilité avec beaucoup de sympathie…
Alors un grand merci à ceux que vous avez peut être reconnu sur les vidéos, à savoir :
Patrice Pain (à la réalisation et aux commentaires avec Ludovic Maublanc)
Manuel Rozoy (John Kylouze…. Et aujourd’hui auteur de Time Stories !!)
Ludovic Gaillard (Jack Ace.. et aujourd’hui auteur de Lady Alice)
Stefan Esch
Et puis là encore, courant 2007, l’inattendu frappe à la porte. Ou plutôt fait irruption dans ma boite mail. Je reçois donc un mail (en anglais) d’un allemand tombé amoureux de Mr Jack. Il m’explique qu’il est chirurgien anesthésiste, passionné de jeux et d’informatique, et que il adore Mr Jack. Au point qu’il se dit que ce qui serait chouette, c’est qu’on puisse y jouer online. Alors il voudrait savoir si je serai d’accord pour qu’une telle adaptation voie le jour.
Je lui réponds que, d’une part je ne sui spas en mesure de décider, vu que l’éditeur possède les droits au moins au niveau des visuels. Et puis que le travail a réaliser devrait nécessiter un travail long et coûteux pour être de la qualité suffisante.
A son tour, il me répond que, d’une part comme il a déjà un métier rémunérateur, pour lui de toute façon il est important que ce travail soit gratuit, et que l’accès au site soit ouvert à tous sans paiement. Et que, en fait, si il me demande l’autorisation, c’est qu’il est prêt !! le travail est terminé, il n’y aurait plus qu’à mettre en ligne.
Bigre !!!
Du coup, je lui demande les accès pour accéder au site en mode privé. Et je joue quelques parties contre lui. Je suis littéralement bluffé ! Il n’a pas le moindre bug, tout est fluide, c’est juste parfait. Et je me dis que le plus dur sera d’obtenir l’autorisation de l’éditeur.
Direction Genève pour une discussion spécifique sur le sujet. Avec Yves, on évalue les risques. Hurrican est une jeune société, basée uniquement sur Mr Jack à ce moment. Laisser un accès libr eau jeu, c’est à la fois offrir une magnifique visibilité au jeu, permettre aux joueurs d’essayer et de n’acheter que si ils sont conquis, et en même temps c’est potentiellement se priver d’acheteurs puisqu’il n’est plus nécessaire d’acheter la boite pour profiter du plaisir ludique.
Et à l’issue de cette longue conversation : on décide de faire venir Stefan à Genève pour discuter des détails et se lancer dans l’aventure. Là encore une belle rencontre.
Pour la petite histoire… Pour remercier Stefan, on lui a tiré son portrait quelques années plus tard dans la version Mr Jack à NY…. Regardez bien le personnage noir, Eastman. Si vous pensez le reconnaître en croisant un des visiteurs du salon d’Essen, c’est que vous êtes face à celui qui a conçu le site !!
Aujourd’hui, après 9 ans, ce sont plus de 200 000 parties qui ont été jouées sur le site http://mrjack.hurricangames.com . Il est toujours actif, alors si l’expérience vous tente… mon pseudo c’est bdm, pour.. Bruno Des Montagnes, bien sûr !
Gilou , Scalpalf…
At last but not at least, il y a les « missionnaires » : des joueurs s’étant suffisamment pris de passion pour le jeu pour avoir choisi de colporter la bonne parole. Alors pour partager cette pression, certains sont allés jusqu’à organiser des tournois sur le site, jusqu’à créer aussi un autre site dédié aux résultats de ces tournois, à des problèmes dont la résolution n’est pas toujours des plus évidentes, ainsi qu’à des articles se rapprochant d’une sorte de traité théorique sur les ouvertures, par exemple.
Allez faire un tour sur les deux sites suivants et vous trouverez une mine d’informations pour affiner vos stratégies !
https://myherojack.wordpress.com
Les deux plus actifs et plus fondus d’entre eux sont sans nul doute Scalpalf, à l’origine des sites ci-dessous, et Gilou, qui a ensuite pris le relais pour poursuivre l’animation.
Gilou, si vous allez à Cannes ou Essen, vous le connaissez sans doute. Il passe généralement une grande partie de son temps à proximité du stand de Hurrican, se transformant bien souvent naturellement en animateur pour expliquer les règles du jeu aux néophytes passant par là.
La reconnaissance…
Pour terminer, une année plus tard, à Essen 2007, nous avons reçu l’IGA. L’International Game Award. Un trophée décerné par un jury de spécialistes de tous pays. Une chouette reconnaissance, surtout qu’il s’agit d’un jeu à deux, et que les jeux à deux sont bien souvent les parents pauvres des prix ludiques. (l’avantage avec l’IGA, c’est qu’il y a une catégorie spécifique jeux à deux.. ça aide ;-) )
On était jeunes... et (presque) beaux
Voilà..
J’ai fait long (j’avais prévenu). Et je vous dit bravo si vous avez eu le courage de tout lire ! Je ne sais pas si ça vous a intéressé, mais pour moi, les quelques heures passées à rédiger cet article m’auront donné la banane en me permettant de revivre tout ce parcours, toutes ces rencontres. Et je finirai en paraphrasant le scribe d’Asterix Mission Cléopâtre :
La vie, c’est d’abord des rencontres. Des gens qui m’ont tendu la main, peut-être à un moment où je ne pouvais pas, où j’étais seul chez moi. Et c’est assez curieux de se dire que les hasards, les rencontres forgent une destinée... Parce que quand on a le goût de la chose, quand on a le goût de la chose bien faite, le beau geste, parfois on ne trouve pas l’interlocuteur en face je dirais, le miroir qui vous aide à avancer. Alors ça n’est pas mon cas, comme je disais là, puisque moi au contraire, j’ai pu : et je dis merci à la vie, je lui dis merci, je chante la vie, je danse la vie !
un ENORME merci à tous ceux qui ont rendu ce chemin possible, vraiment…