Richesses du monde
Black Angel
Le premier est un jeu Christian Pachis édité par Nathan dans lequel on exploite les ressources de la planète. Le second, de Sebastien Dujardin, Xavier Georges et Alain Orban est édité par Pearl Games. Dans ce dernier, les ressources de la Terre sont épuisées et l’humanité prend la route des étoiles afin de trouver un nouveau foyer.
Qu’est-ce qui sépare ses deux jeux ?
Ne cherchez pas, c’est une question rhétorique. La réponse est : un demi-siècle. Il s’est passé cinquante ans entre le capitalisme décomplexé de 1969 et l’apocalypse écologique de 2019. Et pour remettre les choses dans leur contexte, 1969 c’est juste quelques années avant la première crise pétrolière.
Vous allez peut-être me dire que ça ne veut rien dire. Un thème de jeu de gestion c’est qu’une jolie vitrine. On aurait très bien pu vendre des pommes de terre et des carottes ou ouvrir des comptoirs commerciaux à l’époque coloniale ça nous aurait sans doute fait une belle jambe.
Comme beaucoup d’entre vous, une fois immergé dans les mécaniques, j’en oublie souvent le contexte. Le bois devient un cube marron et le robot, le paysan ou l’ouvrier s’efface au profit d’un terme plus générique comme “pion” ou “meeple”. Pourtant, un thème c’est une véritable décision éditoriale. Si un thème est choisi plutôt qu’un autre, c’est qu’on espère plaire, intéresser ou rassurer le joueur visé.
Au-delà de la nostalgie discutable des splendeurs européennes d’antan -très bien décrite par Bruno Faidutti dans un de ces articles (je vous laisse le lien ici)- l’époque coloniale est souvent choisie par les éditeurs car elle est devenue familière au joueur de jeu de gestion. C’est l’effet vieille pantoufle. Le joueur passionné a déjà vendu de l’indigo à Puerto Rico, du rhum à Cuba et des diamants à Mombasa. Il est en terrain conquis.
D’autres thèmes reviennent souvent comme l’antiquité ou le moyen-âge. On ne compte plus les jeux nous mettant dans la peau d’un empereur romain ou d’un marchand de la très germanique ligue hanséatique. En tout cas c’est toujours des moments marquants de l’histoire européenne. Pas étonnant qu’on nomme ces jeux “eurogames” outre-atlantique.
Alors pourquoi voit-on apparaître récemment des thèmes plus apocalyptiques. Black Angel mais aussi Underwater Cities ou Anachrony. On y pense pas comme des jeux post-apo mais dans les trois cas nous cherchons des solutions à une terre qui est (ou devient) invivable soit dans l’espace, soit sous la mer, voire carrément dans le temps. J’aurais pu en citer d’autres comme Outlive, Otys ou Paris New Eden... Je pense honnêtement qu’on tient une tendance de fond. Elle ne noie pas le marché mais s’impose petit à petit comme une alternative aux thèmes classiques du genre.
Alors pourquoi cette nouvelle tendance ? Parce que c’est à la fois nouveau et très parlant pour nous, joueurs contemporains. Et peut-être, je dis bien peut-être qu’exploiter sans discernement la planète en général et l’afrique en particulier devenait de plus en plus gênant moralement.
Est-ce qu’on aurait enfin atteint la maturité de milieu ludique ? On aurait enfin compris que le jeu de société n’est pas que du divertissement ? Qu’il véhicule aussi des valeurs et des idées ?
J’en doute.
Parce qu’il est bien mignon le petit encart sur la tranche de la boîte de Black Angel. Celui qui nous rappelle qu’on a qu’une planète et qu’il serait bien d’en prendre soin. Mais quand on voit la situation du marché actuel du jeu de société, c’est pas génial niveau prise de conscience. En cinq ans, les boîtes de jeu de gestion ont grossis et se sont gavés de matériel.
Je dirais qu’à peu près depuis le succès de Splendor et de ces jetons de poker, en 2014, les éditeurs ont compris que le plaisir du jeu passait aussi par du matériel agréable à manipuler. Ils ont même un peu trop retenu la leçon.
Est-ce que je leur en veux ? Pas à la plupart. Derrière la majorité des éditeurs se cachent une ou deux personnes qui serrent les fesses à la sortie de chacun de leur jeu. Un échec et c’est la mort : Ils n’ont pas d’autres choix que de suivre la tendance.
J’en veux nettement plus aux grosses locomotives. Ces éditeurs qui ont à la fois le pognon et la renommée. Parce que c’est eux qui font et défont les tendances. Ou, en tout cas, qui les font perdurer.
J’en veux aussi à kickstarter qui ne fait jamais mieux le plein qu’avec des promesses extravagantes de plateaux triples épaisseurs (comme le PQ) et de figurines dans tous les sens pour des jeux qui n’en ont pas forcément besoin pour être intéressants.
Mais j’en veux surtout au joueur-consommateur. Celui qui, il y a 5 ans, ne mettait pas plus de 40 euros dans un jeu et maintenant claque, tout guilleret, le double dans une édition collector. Tout ça parce que des plateaux individuels creusés “c’est génial tu comprends, les cubes ne bougent pas”. Et je le connais bien ce genre de joueur. J’en suis un.
Ce qui est marrant quand je compare le jeu de société et le jeu vidéo (dont je suis aussi friand) c’est que ma consommation n’a rien à voir. Je n’achète jamais un jeu vidéo à sa sortie, je lis consciencieusement les critiques et attends les baisses de prix sur les plateformes de vente dématérialisées (GOG, Epic Games Store et Steam. Les trois à la fois, comme ça pas de jaloux). Le jeu de société, je suis beaucoup plus soumis à la “hype”. J’achète parfois compulsivement des jeux dont tout le monde parle. Et il m’arrive souvent de finir déçu. Pas forcément parce que le jeu n’était pas bon. Non. Comme beaucoup de monde, je pense que la qualité des productions ludiques n’a jamais été aussi grande. Mais parce qu’il répondait plus à une envie fugace qu’à un réel besoin ludique.
Alors il vient d’où le problème ?
Le problème, c’est un peu le marché lui-même. Avec les plateformes dématérialisées les jeux vidéos sont toujours accessibles, on peut se permettre d’attendre. Avec la... saturation ? du marché du jeu de société, les jeux disparaissent vite des rayonnages poussés vers l’oubli par toujours de plus de nouveautés. Si on veut être sûr d’y jouer, il faut l’acheter sinon on court le risque de ne plus le retrouver boutique, et d’attendre une disponibilité dans le marché de l’occasion qui parfois perd aussi la tête. On se retrouve pris au piège dans cette urgence qui nous pousse parfois à l’achat irraisonné... et à la déception.
Et ce n’est pas qu’un problème pour les joueurs. Pour les éditeurs, il faut trouver des moyens de démarquer son jeu de la prolifique concurrence. Et une grosse boite avec beaucoup de beaux matériels, ça se voit, ça fait envie. Ca fait vendre.
Vous l’aurez compris, le côté écologique et financier de cette tendance me gêne. Mais y’a également le soucis de l’accessibilité. Avec un ticket d’entrée de plus en plus cher, le jeu de stratégie sera bientôt un loisir de riche. Mais ça va ! Le jeu d’ambiance est épargné ! La taxe est seulement pour ceux qui veulent réfléchir.
Et j’exagère à peine. Alors quand on parle de démocratisation du jeu de société et qu’on pratique ce genre de tarif, c’est comme si on creusait un fossé entre les joueurs. Elitisme quand tu nous tiens...