Bon en vrai, c’est un café biblique (mais vos réactions m’intéressent pour la première partie qui aborde le thème de façon générale et non biblique ni théologique) Quelques pistes de réflexions tirée de Comment Wang-Fô fut sauvé de Yourcenar
Grâce à lui, Ling connut la beauté des faces des buveurs estompées par la fumée des boissons chaudes, la splendeur brune des viandes inégalement léchées par les coups de langue du feu, et l’exquise roseur des taches de vin parsemant les nappes comme des pétales fanés. Un coup de vent creva la fenêtre ; l’averse entra dans la chambre. Wang-Fô se pencha pour faire admirer à Ling la zébrure livide de l’éclair, et Ling, émerveillé, cessa d’avoir peur de l’orage (…) Ils firent route ensemble ; Ling tenait une lanterne ; sa lueur projetait dans les flaques des feux inattendus. Ce soir-là, Ling apprit avec surprise que les murs de sa maison n’étaient pas rouges, comme il l’avait cru, mais qu’ils avaient la couleur d’une orange prête à pourrir. Dans la cour, Wand-Fô remarqua la forme délicate d’un arbuste, auquel personne n’avait prêté l’attention jusque-là, et le compara à une jeune femme qui laisse sécher ses cheveux. Dans le couloir, il suivit avec ravissement la marche hésitante d’une fourmi le long des crevasses de la muraille, et l’horreur de Ling pour ces bestioles s’évanouit. Alors, comprenant que Wang-Fô venait de lui faire cadeau d’une âme et d’une perception neuves, Ling coucha respectueusement le vieillard dans la chambre ou ses père et mère étaient morts.
Depuis des années Wang-Fô rêvait de faire le portrait d’une princesse d’autrefois jouant du luth sous un saule. Aucune femme n’était assez irréelle pour lui servir de modèle, mais Ling pouvait le faire, puisqu’il n’était pas une femme. Puis Wang-Fô parla de peindre un jeune prince tirant de l’arc au pied d’un grand cèdre. Aucun jeune homme du temps présent assez irréel pour lui servir de modèle, mais Ling fit poser sa propre femme sous le prunier du jardin. Ensuite Wang-Fô la peignit en costume de fée parmi les nuages du couchant, et la jeune femme pleura car c’était un présage de mort. Depuis que Ling lui préférait les portraits que Wang Fô faisait d’elle, son visage se flétrissait, comme la fleur en butte au vent chaud ou aux pluies d’été. Un matin, on la trouva pendue aux branches du prunier rose : les bouts de l’écharpe qui l’étranglait flottaient mêlés à sa chevelure ; elle paraissait plus mince encore que d’habitude, et pure comme les belles célébrées par les poètes des temps révolus.
Tu te demandes ce que tu m’as fait, vieux Wang-Fô ? reprit l’Empereur en penchant son cou grêle vers le vieil homme qui l’écoutait. Je vais te le dire. Mais, comme le venin d’autrui ne peut se glisser en nous que par nos neuf ouvertures, pour te mettre en présence de tes torts, je dois te promener le long des corridors de ma mémoire, et te raconter toute ma vie. Mon père avait rassemblé une collection de tes peintures dans la chambre la plus secrète du palais, car il était d’avis que les personnages des tableaux doivent être soustraits à la vue des profanes, en présence de qui ils ne peuvent baisser les yeux. C’est dans ces salles que j’ai été élevé, vieux Wang-Fô, car on avait organisé autour de moi la solitude pour me permettre d’y grandir. Pour éviter à ma candeur l’éclaboussure des âmes humaines, on avait éloigné de moi le flot agité de mes sujets futurs, et il n’était permis à personne de passer devant mon seuil de peur que l’ombre de cet homme ou de cette femme ne s’étendît jusqu’à moi. Les quelques vieux serviteurs qu’on m’avait octroyés se montraient le moins possible ; les heures tournaient en cercle ; les couleurs de tes peintures s’avivaient avec l’aube et pâlissaient avec le crépuscule. La nuit, quand je ne parvenais pas dormir, je les regardais et, pendant près de dix ans, je les ai regardées toutes les nuits. Le jour, assis sur un tapis dont je savais par cœur le dessin, reposant mes paumes vides sur mes genoux de soie jaune, je rêvais aux joies que procurerait l’avenir. Je me représentais le monde, le pays de Han au milieu, pareil à la plaine monotone et creuse de la main que sillonnent les lignes fatales des Cinq Fleuves. Tout autour, la mer où naissent les monstres, et, plus loin encore, les montagnes qui supportent le ciel. Et, pour m’aider à me représenter toutes ces choses, je me servais de tes peintures. Tu m’as fait croire que la mer ressemblait à la vaste nappe d’eau étalée sur tes toiles, si bleue qu’un pierre en y tombant ne peut que se changer en saphir, que les femmes s’ouvraient et se refermaient comme des fleurs, pareilles aux créatures qui s’avancent poussées par le vent, dans les allées de tes jardins, et que les jeunes guerriers à la taille mince qui veillent dans les forteresses des frontières étaient eux-mêmes des flèches qui pouvaient vous transpercer le cœur. A 16 ans, j’ai vu se rouvrir les portes qui me séparaient du monde : je suis monté sur la terrasse du palais pour regarder les nuages, mais ils étaient moins beaux que ceux de tes crépuscules. J’ai commandé ma litière : secoué sur des routes dont je ne prévoyais ni la boue ni les pierres, j’ai parcouru les provinces de l’Empire sans trouver tes jardins pleins de femmes semblables à des lucioles, tes femmes dont le corps est lui-même un jardin. Les cailloux des rivages m’ont dégoûté des océans ; le sang des suppliciés est moins rouge que la grenade figurée sur tes toiles ; la vermine des villages m’empêche de voir la beauté des rizières ; la chair des femmes vivantes me répugne comme la viande morte qui pend aux crocs des bouchers, et le rire épais de mes soldats me soulève le cœur. Tu m’as menti, Wang-Fô, vieil imposteur : le monde n’est qu’un amas de tâches confuses, jetées sur le vide par un peintre insensé, sans cesse effacées par nos larmes.
Voilà, trois angles d’attaque, il y en a sûrement d’autre. A vous
bertrand dit:Je vais rebondir sur triz' , c'est plus facile que sur Yourcenar...
Biong biong...
bertrand dit:
Triz dit: Ce qui est beau, c'est ce qu'on prend du plaisir à regarder, tout simplement.
Les "monstres de foire" sont-ils beaux? N'y a-t-il pas un autre plaisir mis à l'oeuvre? Une belle photographie ( peinture) ne représente pas forcément quelque chose de beau Il peut y avoir le plaisir du "choc" ( "le poids des mots, le choc des photos")
Pour les monstres, c'est plus par curiosité (voyeurisme) que par plaisir qu'on regarde. Je dirais donc non. Pour une photo de quelque chose laid, on peut apprécier (plaisir) la mise en scène, la technique... La démarche, même bassement putassière ("le poids des mots, le choc des photos"). Là je dirais oui. EDIT :
Kouynemum dit:beauté matérielle
J'étais implicitement parti là dessus sans le préciser en effet.
Triz' - Ca va ? C'est assez paradoxal et argumenté pour être considéré comme de la philo ?
Eric dit:C'est rigolo, en réunion de préparation, je me demandais justement pourquoi la beauté ne s'adressait qu'à la vue et à l'ouïe.
sinon la vue et l'ouie, ce sont quand même deux sens vitaux. donc hiérarchiquement, ils ne sont pas sur le même plan pour l'individu. et sinon, a priori on part donc sur une beauté matérielle ?
C'est vrai ça! Et la beauté des idées ? N'est-ce pas déjà beau de concevoir qu'il existe un concept de beauté ?
Eric dit:C'est rigolo, en réunion de préparation, je me demandais justement pourquoi la beauté ne s'adressait qu'à la vue et à l'ouïe.
sinon la vue et l'ouie, ce sont quand même deux sens vitaux. donc hiérarchiquement, ils ne sont pas sur le même plan pour l'individu.
L'odorat, dans notre société je crois,est un sens moins "éduqué", plus intime. La perception de la beauté n'est-elle pas lié à notre environnement , à notre éducation?
Il renvoie aussi, dans le cas d'un parfum a des images
Est beau ce qui dépasse nos individualités ou leur somme, ce qui peut nous faire croire un moment que Dieu existe : un vers, un paysage, une foule, une courbe du corps, une note de Miles Davis, un tableau flamand, etc. Tout cela peut-être partagé, en présence.
J’aurais tendance à faire une distinction avec le “bon” qui met en éveil nos sens du contact (notion approximative) : un chocolat, un cigare cubain, le grain d’une peau, c’est-à-dire un “beau” qui serait forcément limité à notre enveloppe et ne pourrait être partagé que par la parole.
La gomme à t’effacer les heures La gomme à t’effacer les rêves La gomme à t’effacer les chemins des chasseurs La gomme à t’effacer les rides Masque en cheveux de nos douleurs
Bon ben ça vous inspire pas Yourcenar. Tant pis. Moi je trouvais que ça posait les questions de notre regard qui embellit le mond (la beauté est-elle dans notre regard?) de, de la beauté-prison et de la beauté mensonge…
Sur la beauté non physique, je me demandais justement si ça ne posait pas la question du beau et du bien, ainsi que celle du beau et du bon. Par exemple on dit qu’un parfum, ou qu’un goût est bon. Pour le toucher, on dirait plutôt agréable. Quand on trouve une idée belle, c’est qu’on trouve qu’elle est bien ou bonne, encore une fois… Bref, j’ai l’impression on reste dans l’idée platonicienne (néo platonicienne plutôt) de la beauté qui est l’expression ou plutôt le reflet du bien (avec El Commandante, on est en plein dedans, je crois)
Je me retrouve pas mal dans l’intervention du Comandante.
eric dit: Bref, j’ai l’impression on reste dans l’idée platonicienne (néo platonicienne plutôt) de la beauté qui est l’expression ou plutôt le reflet du bien (avec El Commandante, on est en plein dedans, je crois)
Personnellement, les moments où “j’en arrive à croise que dieu existe”, je suis dans le bien être, dans un sentiment de satisfaction (je ne suis pas sur à 100% que le terme soit idéal, m’enfin). Je ne pense pas qu’intervient la notion de bien (au sens bien et mal), je crois même qu’elle est totalement absente. J’aurais tendance à penser que la beauté dépasse justement le bien plutôt qu’en être le reflet. (j’écris en même temps que je le pense, alors du coup, c’est pas très clair, même pour moi )
Vieux chat dit:Y a pas un truc sur le beau qui se trouverait dans l'oeil du beholder ?
Si, je crois. Mais on sait aussi qu'on a fait des tests qui surveillent les réactions du cerveau face à des photos (de paysages, de gens, etc.) et que les mêmes zones étaient stimulées chez les sujets face à une représentation "belle". Il faudrait le retrouver pour voir si cela était aussi valable de manière transculturelle.
Et il y a probablement plusieurs niveaux à distinguer, de la réaction émotionnelle "primitive" à la construction intellectuelle...
ensuite j’ai étudié le film et là je m’apprête à lire l"organisation de l’espace dans le Faust de Murnau de rohmer
et pis entre tout ça j’ai découvert le faust doublé par cartoon sardine, un grand moment musical et vocal
et du coup on se replonge dans ses livres et on découvre que K dick y fait allusion
voilà c’est ça je crois pour moi le beau, la capacité qu’ont les êtres humains à relire les choses (textes, peintures, nature) et à les développer avec leur propre sensiblité, culture ou histoire…
Moi j’avais lancé trois pistes de réflexion et tout le monde s’est empressé de les oublier et d’embrayer sur la définition du beau. mais c’'est sans doute le terme “philosophique” qui en est responsable.