Le jeu de rôles est victime de la diversité de ses incarnations: on perd de vue le sens ludique, celui qui est recherché dans ce fil de discussion.
Quand Shéhérazade raconte ses histoires dans les Mille et une nuits, cela peut être du jeu de rôles.
Quand les membres d’une société secrète adoptent des pseudonymes et pratiquent un rituel, cela peut être du jeu de rôles.
Quand on participe à un match d’improvisation, ou à la rigueur du théêtre d’improvisation, idem.
Quand on prépare HEC et qu’on doit incarner sur un sujet volontairement épineux à la fois le pour et le contre, idem.
Les candidats au barreau participent à des simulations de procès, comme un jeu de rôles grandeur nature…
Les préparations aux entretiens d’embauche ou aux oraux de type CFG ou CAP, portent parfois le nom de jdr au lieu de ‘mise en situation’ (j’ai vu cela dans des manuels et des exercices scolaires pour le collège!).
La sexologie parle de ‘jeu de rôles’ quand les partenaires jouent, justement, un rôle, par exemple dans le cas du sado-masochisme.
Des films, comme La Vague, emploient le terme de jeu de rôles dans le cas de l’embrigadement sectaire. Il y a eu un film nommé Jeu de Rôles, également…
Le paintball est parfois associé au terme de jdr.
Le GN, grandeur nature, par exemple dans le style ‘épée et hache en mousse dans les bois’ est assimilé au jdr.
Une murder party, genre inventé par Agatha Christie, idem… On peut en voir un exemple dans son roman Poirot joue le jeu, ou dans le brillant Un meurtre sera commis le….
Un MMORPG, et bien… c’est dans le nom: roleplaying game…
Les jeux vidéos du type hack’n slash, ou encore jeux d’aventure comme Morrowind, ou le vénérable Baldur’s Gate, ou Fallout, sont uniformément appelés jdr.
Enfin, et sans doute pourrait-on trouver d’autres occurences du terme, dans le serious gaming, le tutoriel d’entreprise, on parle bien sûr de jdr…
C’est plutôt vertigineux, et malheureusement, bien souvent, ce flou dans la définition, ou plutôt dans l’application de la définition, somme toute assez simple, à beaucoup de choses a conduit le jdr dans des eaux troubles. Par exemple dans la diabolisation qui a eu cours dans les années 90, et dont j’ai parlé dans un autre post, en assimilant le jdr à des comportements sectaires ou suicidaires, ou simplement malsains (les jeux para-militaires, souvent associés à l’extrémisme de droite).
Je pense que tout le monde saisit la partie ‘de rôles’: il s’agit d’incarner un personnage, tout simplement. C’est ‘comme’ un rôle théâtral, avec les exceptions suivantes: il n’y a pas de support pour ce rôle, si ce n’est le propre langage, la propre imagination de la personne. Il n’y a pas de texte, il n’y a pas de style, il n’y a pas d’intrigue préalable: celle-ci se construit au fur et à mesure, sur la base d’un canevas appelé module (terme historique de D&D), scénario, ou encore chronique (chez White Wolf). Le jdr n’est pas un art, n’en déplaise aux élucubrations d’un éditeur français aujourd’hui disparu qui avait osé comparer le jdr à un des sept arts (huit, ajoutons la bande dessinée).
ensuite il y a la partie ‘jeu’: à l’origine, il y a Chainmail, un jeu de simulation avec figurines, sous-catégorie du wargame avec pions, genre inventé à la fin du XIXe siècle sous le nom de ‘Kriegspiel’, ‘jeu de guerre’ dans les états-majors allemands (ou prussiens). Chainmail est apparu à la fin des années 60, je ne me souviens plus exactement de la date, puis les auteurs de ce jeu ont décidé de raconter des histoires, de faire revivre par exemple les batailles de la Terre du Milieu de Tolkien. Dave Arneson et Gary Gygax (ce dernier était un des deux auteurs de Chainmail avec Jeff Perrel, moins connu), tous deux hélas disparus depuis peu, ont alors inventé le concept suivant: une personne, appelé maître de jeu propose aux autres joueurs de vivre des aventures représentées à l’aide de figurines sur un plateau, en leur opposant despièges, des monstres, et en leur proposant des récompenses sous la forme de trésors, d’objets magiques, par exemple. Les joueurs choisissent un rôle tactique, par exemple ‘fighting man’ ou ‘magic user’ ou ‘cleric’ (il n’y avait que ces trois classes à l’origine!) et disposent de caractéristiques adaptées aux spécialités de ces rôles. La notion de ‘faire parler’ le personnage ou ‘d’incarner’ un rôle est encore loin (bien que je sois persuadé que dans le cadre de leurs leurs parties les joueurs se soient amusé à le faire dès le début). Ce jeu devient en 1974 Dungeons & Dragons, pour moi la plus grande invention ludique du XXe siècle. Signalons qu’à l’origine, D&D ne s’inspire pas du tout de Tolkien mais de Jack Vance et de la saga Cugel l’Astucieux, ou encore Lyonesse, notamment pour le système de magie. Les ressemblances avec l’univers de Tolkien sont tout simplement ‘cosmétiques’ ou fortuites (par exemple, les Elfes de D&D sont des sortes de fées, de lutins, pas des géants surhumains comme les Noldor de Tolkien!).
Ainsi, à ses origines le jdr est un jeu de plateau, issu du monde des wargamers (des jeux d’initiation comme Heroquest ou Warhammer Quest se rapprochent du concept originel de Chainmail/D&D). D’aileurs la société TSR signifie Tactical Studies Rules. Progressivement, la notion de ‘modules’ s’est développée: les auteurs ont donné un cadre aux aventures qui dépasse le célébrissime PMT, porte/monstre/trésor, ou plutôt, ils ont doté les personnages, les avatars des joueurs, pour reprendre un terme issu du monde informatique, de règles plus fouillées, de profondeur, et ils ont créé ou développé des mondes, des univers (Greyhawk, Forgotten Realms, Dark Sun, Birthright, Ravenloft, et j’en passe!). En 1978 apparaît Advanced Dungeons & Dragons. Désormais, les joueurs doivent suivre une intrigue dans les modules, et si tout reste très axé sur le combat, la simulation des affrontements, les monstres, les pièges, on est vraiment dans le jdr. Parallèlement, d’autres jeux voient le jour: en 1978, Aftermath, une simulation extrême (voire extrémiste…) post-apocalyptique, dotée d’un système de règles à faire fuir, ou Space Opera, là encore un jeu hyper-simulationniste créé par des mathématiciens et des wargamers. Le côté ‘rôle’ n’est pas vraiment développé. Il faut attendre 1981 et l’apparition de Call of Cthulhu, d’après l’oeuvre de Lovecraft et de ses continuateurs pour avoir droit à une autre approche, plus intimiste, insistant sur la qualité de l’intrigue et l’ambiance. Du coup, les joueurs doivent incarner leur personnage en dehors du combat ou d’une ambiance épique, un monde de héros, voire de super-héros.
Je pense que c’est à partir des années 80, avec des jeux comme Maléfices, Hurlements, en France ou Call of Cthulhu aux USA que la notion moderne de jdr prend corps: une activité ludique où un meneur de jeu raconte une histoire qui se développe en fonction des choix des joueurs, qui incarnent un rôle défini à la fois par un système de jeu et une personnalité, une psychologie. Certains moments du jeu prennent la forme de discussions ou de dialogues improvisés qui donnent une impression de réel.
Je m’arrête là, l’histoire du jdr est longue et passionnante, et on peut la trouver un peu partout sur Internet, ou en demandant à des habitués.
Juste une dernière remarque: je pense qu’utiliser le terme de jdr pour le jeu vidéo est une erreur. Il y a certes des ressemblances frappantes, mais il manque un élément humain, qu’une intelligence artificielle ne peut pas remplacer. Et les jeux ne sont pas encore assez développés pour offrir une multitude de choix (mais je suis sûr que cela évoluera). Il existe il est vrai des approches époustouflantes dans l’impression de liberté (Fallout 3, Morrowind, que j’aime beaucoup moins que Fallout), mais ce n’est pas du jeu de rôles, puisqu’il n’y a pas de dialogue possible. L’incarnation en temps réel, l’improvisation n’est pas présente. C’est donc une impression de jeu de rôles, réussie et ludique, mais certainement pas du jdr, activité qui nécessite la présence d’êtres humains en chair et en os.