Petit texte rigolo sur notre comportement face au hasard, qui ne devrait pas laisser les joueurs indifférents.
Face au hasard, nous sommes désarmés
Alexandre Delaigue – 13/10/08 13:59
Alexandre Delaigue est rédacteur du site et blog Econoclaste et enseigne l’économie aux Ecoles Militaires de Saint-Cyr-Coetquidan.
Il y a quelques années, un espagnol a remporté le gros lot de la loterie nationale. Le dernier nombre de son ticket gagnant était le 48. Fier de son succès, il devait expliquer aux médias la recette qui lui avait donné la victoire : « j’ai rêvé du chiffre 7 pendant 7 nuits de suite », dit-il, « et 7 fois 7 font 48 ».
Cette explication fera certainement sourire tous les lecteurs disposant d’une maîtrise correcte de leurs tables de multiplication ; son erreur est pourtant bien plus banale qu’on ne pourrait le penser. Chacun de nous, pour appréhender les masses d’informations qui nous entourent, reconnaître ce qui relève du hasard, applique des mécanismes, invente des significations, à l’aide de ses capacités cognitives. Depuis des années, des scientifiques d’origines diverses – psychologues, économistes en particulier – ont étudié la façon dont nous appréhendons le hasard, et leur conclusion est sans équivoque : nous sommes remarquablement mal outillés. Nous sommes incapables de reconnaître le hasard là où il est présent, incapables de produire du hasard lorsque cela nous est demandé ; et très peu capables d’appliquer un raisonnement logique lorsque nous sommes face à l’aléa. Et cette incapacité a des conséquences importantes sur nos comportements et le fonctionnement de nos sociétés.
Un premier exemple : vous savez qu’un couple de vos amis a deux enfants, et l’un d’entre eux est une fille. Quelle est la probabilité que l’autre enfant soit un garçon ? Spontanément (et si cet exemple ne vous a jamais été présenté) vous répondrez probablement « une chance sur deux » : le sexe de l’un des enfants, après tout, n’a aucune raison d’influer sur le sexe de l’autre. Mais ce raisonnement est incorrect : vos amis, avec deux enfants, peuvent avoir les paires d’enfants suivantes avec autant de chances (en plaçant l’aîné des enfants en premier et le cadet en second, et en posant F pour fille et G pour garçon) : GG, GF, FG, FF. Si l’un des deux enfants est un une fille, cela permet d’exclure la première possibilité (deux garçons) ; il reste trois paires d’enfants potentielles, dont deux comprennent un garçon (GF et FG) : il y a donc deux chances sur trois que l’autre enfant de ce couple soit un garçon.
Ce raisonnement, fondé sur ce que les statisticiens appellent les « probabilités conditionnelles », est le seul correct, mais est profondément contre-intuitif. C’est que ce raisonnement élémentaire vis-à-vis des probabilités est extrêmement difficile à appréhender. Vous direz peut-être que ce n’est pas grave, nous ne sommes pas confrontés très régulièrement à des problèmes de ce type. Détrompez-vous.
Voici une autre version d’un problème de probabilités conditionnelles : un test pour une maladie est fiable à 99% (si une personne est malade, elle le dira dans 99% des cas ; si elle ne l’est pas, elle le dira dans 99% des cas). Dans la population, cette maladie touche une personne sur 10 000. Vous faites ce test et vous êtes positif. Quelle est la probabilité que vous soyez effectivement malade ? Si vous répondez « 99% », vous avez faux. Sur 10 000 personnes de la population, il y a en moyenne 1 malade (1 sur 10 000) et, puisque le test est fiable à 99%, 1% de « faux positifs » : des gens positifs au test sans être malades. 1% de 10 000 faisant 100, cela signifie qu’il y aura dans cette population de 10 000 personnes 101 personnes positives au test : une vraiment malade et 100 faux positifs. Si vous avez été positif au test, vous avez donc une probabilité de 1 sur 101, soit un peu moins de 1%, de risques d’être vraiment malade, et plus de 99% de chances de ne pas l’être.
Si vous vous êtes encore trompé, ne vous sentez pas trop honteux : tout le monde se trompe, y compris ceux dont on attendrait précisément qu’ils soient sensibilisés à ce genre de problèmes. Des scientifiques ont soumis un exercice du même type à des médecins dans différents pays : les résultats ont été accablants. Aux Etats-Unis, 95% des médecins interrogés ont donné un résultat totalement faux ; en Allemagne, plus de la moitié des médecins ont estimé que le risque était supérieur à 70%, dans un problème ou il était en réalité inférieur à 9%. Ce qui appelle immédiatement une question : combien de personnes, suite à un test, se sont trouvées du fait de ce genre d’erreur supposées malades alors qu’elles ne l’étaient pas ? Les conséquences ne sont pas minces : ces personnes ont pu se voir refuser des assurances auxquelles elles auraient pu prétendre, ont subi inutilement des angoisses, voire même des traitements lourds inappropriés.
Dans le domaine judiciaire, quelques affaires médiatisées ont montré que ces erreurs de probabilités ont eu des conséquences dramatiques, conduisant à des emprisonnements ou des acquittements sans raisons. En Grande-Bretagne, une mère de famille, Sally Clark, a vu ses deux enfants successifs mourir de la « mort subite du nourrisson » : le premier à 11 semaines, le second à 8 semaines. A la mort du second, elle a été mise en examen pour mauvais traitements. Au procès, l’accusation a fait témoigner un expert pédiatre, qui a expliqué qu’étant donnée la rareté de la mort subite du nourrisson, la probabilité que les deux enfants en soient victimes était de 1 sur 73 millions ; c’était la seule « preuve » dont disposait l’accusation. Preuve jugée suffisante par le jury, qui a condamné Sally Clark à l’emprisonnement. Le calcul du pédiatre était simple : étant donné que dans la population dans son ensemble, un enfant sur 8543 est victime de la mort subite du nourrisson, pour deux enfants, cette probabilité doit être élevée au carré, ce qui fait une chance sur 73 millions.
Mais ce raisonnement est faux, comme devait, deux ans plus tard le relever des mathématiciens britanniques. La question n’est pas de savoir, quand on a deux enfants, quelle est la probabilité que les deux soient victimes de la mort subite du nourrisson : elle est de savoir, sachant que les deux enfants sont morts, laquelle des explications est plus plausible : meurtre ou mort subite ? Or les meurtres de nouveau-nés par leurs parents sont (heureusement) très rares, beaucoup plus rares que la mort subite du nourrisson. Au total, il y avait 9 fois plus de chances que les enfants aient été victimes de la mort subite du nourrisson que d’un meurtre. Au bout de trois ans et demi d’appels et de procédures diverses, Sally Clark a été relâchée.
Pour le cas inverse, on peut citer les arguments employés par la défense lors du procès d’OJ Simpson aux Etats-Unis. Rappelons que cet ancien footballeur professionnel avait été accusé d’avoir tué sa femme sous les coups, que de nombreuses preuves tendaient à montrer qu’il l’avait battue (notamment, des traces de sang sur les vêtements et dans la voiture de l’accusé). Ses avocats ont argué de l’argument suivant : certes, Simpson battait sa femme. Mais il y a 4 millions de femmes battues aux USA, et sur celles-ci, environ 1400 sont tuées par leur compagnon. La probabilité qu’un conjoint violent tue sa femme sous les coups est donc de une sur 2500 environ. Ce calcul est juste, mais n’a aucun intérêt : la vraie question est de savoir, parmi les femmes battues victimes de meurtre, combien ont été victimes de leur conjoint. Pour les USA, ce chiffre est de 90% - un chiffre qui n’a jamais été cité durant le procès ; finalement, OJ Simpson a été acquitté. Le raisonnement logique face au risque est difficile – et ce n’est pas sans conséquences.
En plus de la difficulté d’appliquer le raisonnement logique et mathématique correctement face aux situations ou le hasard intervient, de nombreuses erreurs systématiques viennent perturber notre comportement face au risque. En 2002, le prix Nobel d’économie a été décerné à Daniel Kahneman, un psychologue qui avait consacré toute sa carrière à identifier les « biais cognitifs » qui nourrissent les erreurs que nous commettons face au risque. Ils ont montré l’existence de nombreux de ces biais, mais on n’en retiendra ici que quelques exemples.
Le premier est une aversion à la perte, qui nous conduit à traiter de façon différente gains et pertes, et à vouloir minimiser les risques lorsque ceux-ci impliquent la possibilité d’une perte. Cela a des conséquences sur la façon dont nous épargnons par exemple. Ainsi, peu de gens achètent des actions, alors mêmes que celles-ci sont un placement plus rentable, à risque équivalent, que les autres (comme l’immobilier, placement dont les gens ont tendance à surestimer l’intérêt). Pour les auteurs, cela peut s’expliquer par le fait que les cours des actions sont susceptibles de souvent fluctuer à la baisse, et que nous sommes disposés à accepter un rendement inférieur pour éviter de devoir « voir » ces baisses.
Face à un phénomène évoluant de façon parfaitement aléatoire, nous n’identifions pas le hasard, et avons tendance à inventer une « histoire », un schéma logique « expliquant » le phénomène. L’entreprise Apple a rencontré ce problème avec ses baladeurs Ipod, et la fonction permettant de jouer les morceaux de façon aléatoire. Au départ, cette fonction était fondée sur un hasard réel : à la fin de chaque morceau, chacun des morceaux de la liste de lecture avait autant de chances d’être joué ensuite. Les consommateurs se sont plaints, trouvant que cela conduisait parfois les mêmes morceaux à être joués plusieurs fois et imaginant que l’algorithme générant ce hasard était biaisé. C’est logique : après tout, si vous jetez une pièce un grand nombre de fois de suite, il est fort possible d’avoir une longue séquence de « pile » alors même que la pièce est parfaitement équilibrée. Mais nous sous-estimons cette capacité du hasard à produire de l’ordre de manière parfaitement aléatoire et nous supposons que le hasard doit nécessairement être « désordonné » (nous pensons qu’au loto, la séquence 1-2-3-4-5-6 a moins de chances de survenir « par hasard » que 32-12-19-7-41-26). Apple s’est inclinée : désormais, l’algorithme qui joue les morceaux « au hasard » dans les Ipod est conçu spécialement pour produire un ordre qui donne l’impression aux clients qu’il est vraiment aléatoire, alors qu’il l’est moins que le précédent !
Cette incapacité à reconnaître que le hasard peut produire de l’ordre a d’autres conséquences. Supposez par exemple qu’une population de 10 millions de personne soit répartie sur un espace de façon parfaitement homogène (par exemple, 200 personnes exactement par kilomètre carré) et supposons que dans cette population, 100 000 personnes sont victimes d’une maladie de façon aléatoire (par exemple un certain type de cancer). Si l’on simule cela sur un ordinateur, on verra immanquablement apparaître des « taches », des zones avec un nombre significativement plus grand de cancéreux que d’autres – de la même façon qu’en lançant une pièce un grand nombre de fois, on verra apparaître des séquences étonnamment longues de « pile ». Mais en pratique, les gens se trouvant dans une zone où les cancers sont plus nombreux que la moyenne ne manqueront pas de penser que cela vient d’une spécificité de leur région, les rejets d’une usine, la présence d’une mystérieuse pollution, ou n’importe quelle cause cachée. Aux USA, pour cette raison, chaque année, les services de santé reçoivent des milliers de rapports de citoyens redoutant d’être dans une zone « cancérigène » et doivent mener une enquête pour identifier la cause environnementale de ce phénomène, en pure perte. Des millions de dollars sont gaspillés de la sorte, pour qu’au bout du compte les citoyens concernés restent persuadés que la situation de la zone qu’ils ont cru identifier n’est pas due au hasard et qu’on leur cache des choses.
Parmi ces schémas pseudo-logiques que nous inventons face au hasard, le plus fréquent est probablement ce que les psychologues appellent « l’erreur d’attribution fondamentale » : attribuer à une intention, à une capacité humaine, ce qui en réalité relève du simple hasard. Lorsqu’une compagnie cinématographique connaît une série de succès au box-office, nous attribuons cela au talent de sa direction pour identifier les bons films par avance ; si brusquement cette compagnie connaît une série d’échecs, les articles se multiplient pour dire que ses dirigeants « ont perdu la main » et bien souvent, les actionnaires exigent leur renvoi. Mais le succès d’un film dépend d’une quantité invraisemblable de facteurs et est en pratique impossible à prédire (de l’aveu même des plus grands directeurs de studio, et ce hasard a fait l’objet de tests statistiques nombreux) : c’est un phénomène parfaitement aléatoire. Il est tout à fait normal que le pur hasard, de temps en temps, donne lieu à des séries de succès ou d’échecs consécutifs. Combien de dirigeants considérons-nous aujourd’hui comme talentueux ou incapables, alors que leur performance n’a été que le fruit du hasard ?
En matière financière, cette erreur d’appréciation est extrêmement présente. La presse spécialisée ne manque jamais de consacrer des articles à tel ou tel « génie de la finance » dont le fonds, grâce à sa stratégie « audacieuse » et l’intelligence supérieure de ses dirigeants, a obtenu des performances supérieures aux autres pendant plusieurs années consécutives. Les économistes, en général, sont sceptiques face à ce genre d’annonces et de stratégies supposées brillantes : si de telles stratégies existent, elles devraient être imitées rapidement et perdre leur attrait ; en moyenne, le rendement d’un fonds correspond à la rentabilité du marché dans son ensemble et aux risques qu’il prend (ce qui signifie qu’un rendement élevé peut simplement supposer un risque élevé, que les investisseurs finiront par subir). Les commentateurs leur rétorqueront que la probabilité qu’un gestionnaire de fonds particulier puisse, plusieurs années de suite, faire mieux que le marché dans son ensemble purement par hasard, est extrêmement faible.
C’est vrai, mais ce n’est pas la bonne façon de regarder. Il y a, après tout, des milliers de gestionnaires de fonds. Considérez par exemple 1000 gestionnaires de fonds, qui à la fin de chaque année jouent à pile ou face : si leur pièce tombe sur pile, ils font mieux que le marché, sinon, ils font moins bien. Au bout d’un an, 500 d’entre eux en moyenne ont obtenu pile ; au bout de deux ans, 250 ont obtenu deux pile ; de trois ans, 125, etc. Au total, la probabilité qu’au bout de 10 ans, l’un quelconque d’entre eux obtienne une série de 10 pile est beaucoup plus élevée que la probabilité que l’un, choisi initialement, obtienne cette série. Et il est fort probable qu’un parmi eux aura obtenu cette série, purement par hasard. Si l’on rallonge la période d’analyse, et que l’on se demande quelles sont par exemples les chances que l’un d’entre eux, sur une période de 40 ans, obtienne à un moment donné une série de 10 pile consécutifs, on arrive rapidement à 3 chances sur 4. En somme, il est normal de trouver de temps en temps des gestionnaires de fonds bénéficiant d’une série favorable : si ce n’était pas le cas, on pourrait se demander ce qui justifie le salaire de gens qui font moins bien que ce qu’ils auraient obtenu simplement en jouant à pile ou face…
Mais nous ne raisonnons pas de la sorte, parce que le hasard ne nous est pas familier : et de ce fait, nous accordons des récompenses excessives à des gens qui ont simplement été chanceux ; nous inventons des histoires pour penser que nous avons trouvé une martingale infaillible pour gagner en bourse ; nous inventons des complots pour expliquer le simple fait que nous avons été malchanceux. Nos comportements, nos politiques publiques, le fonctionnement de nos entreprises, sont contaminés par les erreurs systématiques que nous commettons face au hasard. Et imaginer des moyens de corriger ces biais n’est pas facile : un enseignement généralisé des probabilités, une sensibilisation par l’éducation à la psychologie et aux mathématiques du hasard, pourraient peut-être aider, mais seulement dans une certaine mesure, tant ces biais sont ancrés dans nos psychismes. La sagesse individuelle, dans ce domaine, consiste à se souvenir toujours que face au hasard nous sommes désarmés, que ce que nous crie notre intuition, le plus souvent, est faux.