Il y a peut-être un malentendu sur ce qui est entendu par le terme "décider".
Le backer n'est effectivement pas vraiment là pour décider. Ou alors ce serait une erreur, sauf aux marges (améliorer l'ergonomie d'éléments de jeu, par exemple). Il est plutôt là pour valider.
Déjà parce qu'on est pas contacté pour acheter quelque chose de réel, mais pour dire si on est d'accord ou pas avec la création de quelque chose qui n'existe pas encore, et en impliquant de l'argent dedans. Cet argent va aussi avoir cette portée symbolique d'amener à l'existence quelque chose.
Pour prendre un exemple, je ne paie pas pour voir des vidéos de Karim Debbache (qui faisais l'excellente émission d'analyse de films ayant rapport aux jeux vidéos Crossed)... parce que ses vidéos sont gratuites. En revanche, il fait une levée de fonds pour financer une nouvelle émission. Là, je participe, alors que pourtant l'émission sera gratuite pour tout le monde une fois produite. Et je suis pas le seul, il en est à 156 000 € et 6 000 backers en 7 jours, pour 20 000 € demandés sur 35 jours.
Pour quelque chose de gratuit.
Ca a été la même chose pour Tric Trac : quand il y a eu les pouicos, j'ai mis 50€ dedans, direct (c'est pratiquement un mois de budget loisir pour moi), quelques mois avant même qu'on puisse en faire quelque chose, juste parce que j'avais envie que ça fonctionne comme ça, de valider cette démarche autant que je pouvais.
Dans le jeu de société, par définition, ça ne sera ni gratuit, ni immatériel, ou alors aux marges avec des projets de financement de Print and Play ensuite disponibles pour tous. Mais cet aspect de validation me semble primordial.
On peut l'obtenir - à petite ou grande échelle (exemples loin d'être exhaustifs) - avec du plastique à volonté (Reaper et tous les gros), avec du show (CMON et tous les gros), avec de la fidélisation (Stegmaier, pas mal de petits/moyens éditeurs), avec de la transparence (Conan), avec de l'originalité (Trove, 7th Continent, entre autre), avec une célébrité (Matthew Inman pour Exploding Kittens, Dan Ariely's Irrational Card Game! actuellement ), avec un propos (Pocket Option Games), et j'en passe, c'est un mélange de plein de choses.
La qualité du gameplay n'explosera de toute façon qu'après le KS (Star Realms, Blood Rage), mais est de plus en plus souvent décelable auparavant (j'ai deux jeux pas encore sortis dans mon top 10 des jeux les plus joué dans ma ludothèque cette année : Conan et Valeria, via leur version Print and Play pour soutenir leurs campagnes KS).
Du coup, le backer ne décide de rien, mais tout change, parce qu'au lieu de lui proposer un produit fini, on lui propose des compétences et des façons de produire. Il deviens possible de mettre en valeur des choses auparavant invisibles. Par exemple, la participation de Patrice Louinet au projet Conan risque d'avoir peu de poids devant la boite, dans un magasin, pour la plupart des gens. Mais durant la campagne, ça a ajouté une immense plus value d'intérêt des gens envers ce partenariat : qui c'est ? Ah bon, Conan c'est pas ce qu'on croit ? Y'a d'autres traductions ? Les films n'ont rien à voir avec les nouvelles ?
Cette volonté d'être fidèle à l'oeuvre littéraire, on peut y adhérer et la valider quand on nous la présente durant une campagne, même si on y connait rien, parce qu'on trouve ça bien. Mais je suis pas persuadé que ça aurait impacté plus de 15 ventes à postériori dans une boutique de jeu (sauf ton respect, Patrice :D ). L'impact peut se mesurer à l'envers : les ventes du Conan de Bragelonne ont augmenté de 232% par rapport à un an en arrière, selon Monsieur Louinet, comme si le livre sortait à nouveau !
Pourtant, chez les Space Cowboys, ils voulaient un autre Conan. Et ils avaient probablement raison : dans leur façon de produire, c'était la meilleur option pour que la boite claque en boutique et que les gens s'y intéressent, parce que ce Conan là est plus connus. En revanche, si on a des mois devant soit pour présenter autre chose, ça devient possible d'avoir cette autre démarche.
Dans mon cas purement personnel, c'est un grand ensemble de choses qui m'a décidé pour Conan. J'y ai mis sans doute 5 fois plus que ce que je mettrais jamais plus dans un jeu en une seule fois. Mais, si je n'ai décidé de rien moi-même, on m'a présenté des choses, comme une transparence quasi totale du projet, un attachement à la fidélité à une oeuvre littéraire que j'ai découvert à l'occasion, un propos sur le domaine du jeu de société et l'utilisation de Kickstarter, et on m'a donné tout ce qu'il faut pour y jouer pour me faire mon avis... j'ai balancé pratiquement une année de budget loisir dedans, mais pas seulement pour le jeu, aussi pour soutenir autant que possible la démarche, et que ce soit de plus en plus souvent comme ça que ça se passe, à tous ces niveaux là.
Je me sent pas seulement client dans cette démarche, et si je n'ai rien décidé en ce qui concerne le jeu, j'ai validé autant que je pouvais ce qu'on m'a proposé. L'utilisation symbolique de l'argent de cette manière, c'est une des forces du financement participatif. C'est bien entendu plus évident pour des projets comme le site d'entretiens critiques Hors-Série ou la création de bibliothèques communautaires dans un quartier, que pour le financement de jeux de société, mais je pense que ça y a aussi sa place, au delà du show et du plastique à gogo.
Je me place pas sur le plan des risques (budget cramé, qualité insuffisante, manque de compétence des intervenants, incidents) mais ils sont aussi à ne pas oublier dans la différence entre un client d'un produit fini et un backer.