Il était une fois un ludicaire...Jérôme - Épisode [2/2] : de 90% à 60%


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 Dans l’épisode précédent, Jérôme nous a partagé ses débuts et ses premiers pas en tant que gérant d’une boutique. Même une solide étude de marché, combinée à une envie décuplée, n’a pas permis de dégager un revenu important les premières années. Aujourd’hui, il est le seul gérant d’origine du magasin. Les autres, à l’instar de son premier associé, sont partis à chaque fois après quelques années avec souvent une même raison : la passion ne fait pas bouillir la marmite. Alors quelle est sa situation aujourd’hui et celle de la boutique ? Roule-t-il en grosse berline de sport surfant sur la vague d’un marché qui n’a cessé de croître ? Comment se passe l’évolution de ses ventes et le comportement des consommateurs ? Venez découvrir un début de réponse dans ce deuxième volet de ma rencontre avec Jérôme.

Épisode 2 : De 90% à 60%


La Boutique, present day

 Jérôme n’est pas propriétaire des murs et c’est une énorme difficulté comme la plupart des autres boutiques de jeu spécialisé me confirme-t-il. Son local est petit et se situe légèrement excentré du carré du centre-ville d’Angers. S’il souhaite avoir des locaux plus grands pour mieux exposer ses produits, cela reste un vœu pieux.
 D’une part, les loyers sont dispendieux et, d’autre part, les emplacements stratégiques sont rares : cela se limite à environ quatre rues piétonnes incontournables. Jérôme a plusieurs fois tenté de déménager mais a décidé de stopper ses recherches ces derniers temps : le dernier emplacement en date qu’il convoitait était proposé pour un loyer de 3000€, ce qui est impossible pour sa structure et trop risqué si les ventes ne suivent pas. Surtout avec la multiplication des acteurs et des produits.

D.L.C., voir au dos de la boite

 L’achat des jeux pour les boutiques est tout une gymnastique reposant à la fois sur autant de facteurs factuels comme les ventes réalisées par les boutiques dont il a les chiffres via le Groupement et de l’intuition qui parfois ne porte pas ses fruits : l’exemple avec la réédition d’Heroquest comme me l’explique un de ses collaborateurs Emilien : le prix de vente trop important de la boite de base a rebuté la clientèle potentielle. Même une belle édition assortie d’un prix dissuasif a eu raison de toute nostalgie.
  Ces achats en amont pour de potentielles ventes sont d’autant plus pénalisants qu’elle se voit obligée pour certains jeux de prendre un colisage (souvent 6 jeux). Cela n’est pas obligatoire, m’explique Jérôme, mais ils y sont fortement incités pour bénéficier d’une remise.

«Un Trio chez Asmodée est vendu par 6 et il est très difficile de le prendre à l’unité. Pour ce jeu cela fonctionne bien car les ventes sont bonnes. Pour d’autres jeux c’est moins évident et pénalisant. Certains fournisseurs acceptent de décoliser : nous n’avons donc pas de remise mais moins de stock, moins d’argent mais pas d’invendus. Contrairement aux librairies, les invendus restent en stock. »

 Toutes les semaines, il passe des commandes et chaque journée un réassort est généré par un logiciel. Tout ce qui est à 0 est à commander en théorie. Il affine ensuite par son vécu du jeu en boutique et grâce au logiciel lui indiquant si le jeu se vend mal en précisant le temps en rayonnage.


 Pour choisir parmi les nouveautés proposées par les fournisseurs, il utilise plusieurs moyens.

Stop ou Encore

 Face à la profusion de titres - euphémisme -, gérer un stock au mieux et intégrer les nouveautés, comment déceler parmi celles-ci les futures meilleures ventes et éviter les invendus ?

« Il faut faire de la magie mais parfois je me trompe de formule ! On est rentré dans une ère de surproduction avec un rythme infernal qui oscille entre 20 et 50 jeux par semaine tout confondus (cartes, jds, jdr, figs). C’est mon travail chaque lundi et je regarde ce que propose mon fournisseur. Je lis des articles et visionne des vidéos sur youtube ou celles fournies pour les fournisseurs comme par exemple une vidéo faite maison : Rachel pour Neoludis (N.D.L.R. avant son départ pour Un monde de jeux) ou un Ludochrono. Cela prend entre trois et quatre heures pour trier et parfois je dois refaire une passe le mardi matin.
  Comme cela me prend beaucoup de temps, je tranche dans le vif avec le risque de passer à coté d’un succès mais c’est impossible sinon : si j’ai un doute sur le descriptif et que je n’ai pas de vidéo ou d’articles plus complet, je zappe. C’est peut-être terrible à entendre pour les auteurs de jeux mais nous ne pouvons plus faire autrement. Et parfois cela fonctionne car personne me le demande et donc j’évite un invendu et cela me conforte dans mes choix même si ça limite la diffusion de certains jeux qui ont un potentiel qu’on ne connaîtra jamais ! »

Bazarquest

 Dans la boutique, Jérôme reçoit indifféremment toute sorte de public, que ce soit du joueur chevronné au passant débutant découvrant le lieu au hasard de sa déambulation en centre-ville. Toutefois, une classe d’âge est moins représentée que les autres : les personnes âgées. Un phénomène assez naturel car dû à une classe d’âge moins exposée au jeu de société. Ils viennent principalement pour des cadeaux m’explique Jérôme. “C’est tout doucement en train de changer et cette proportion de personnes devrait fortement augmenter à l’avenir” me dit-il car la population vieillit avec des consommateurs liés au jeu.
 De même, les habitudes de consommation ont fortement changé. Avoir une belle vitrine pour attirer le chaland ne suffit pas face à l’effervescence des achats sur internet. Jérôme me raconte que les personnes lui demandent parfois conseil, bénéficient d’une présentation physique du jeu et/ou regardent en détail la boite. Et pourtant la vente ne se réalise pas. Pourquoi ? Les gens comparent sur internet avec son prix boutique et lui annoncent frontalement qu’il est trop cher et vont aller ailleurs ou commander sur le net.

« La clientèle est moins fidèle. Avant, si on n’avait pas le jeu en boutique, on le commandait mais cela demandait plusieurs jours pour être livré. Désormais le consommateur a une impatience avec des plateformes présentent sur internet livrant plus rapidement et à un meilleur prix. Cela reste générationnel car je constate ce comportement avec les plus jeunes. »

 Si la production augmente, le prix moyen du panier dans sa boutique reste toujours dans une fourchette de 20 à 30€ avec principalement des ventes sur les cartes à collectionner (TCG). Ce regain est dû à plusieurs titre comme Lorcana, One Piece, Altered et Riftbound qui représentent environ 50% de son chiffre d’affaire.
  La surproduction depuis deux/trois ans et un budget des ménages qui diminue oblige Jérôme à la plus grande attention sur son étal. Les fournisseurs s’adaptent à ce phénomène en multipliant des sorties de nombreux jeux plus petits où la concurrence fait rage. Les gros jeux associant souvent un prix important (i.e plus de 100€) et de type expert continuent de sortir mais Jérôme constate une baisse de ce type de ventes.

Les experts pas à la rescousse

 La baisse de ces ventes se traduit par une disparition d’une clientèle liée à une concurrence indirecte via internet et le financement participatif.

« Quand les KS - ndlr Kickstarter, plateforme de financement participatif - sont arrivés, nous avons eu peur et à raison : nous avons perdu principalement des clients experts qui achetaient en boutique et qui font maintenant leurs achats via du financement participatif. Cela c’est lissé avec le temps, et nous avons aujourd’hui moins de jeux et joueurs experts dans notre boutique. Cela me fend le cœur car je suis un joueur expert et j’adore les proposer. »

 Internet que ce soit pour le client de moins de 30 ans et le joueur expert reste la plus grosse concurrence. Le fait de ne plus avoir de site internet enlève de la clientèle. Un nouveau site est en cours de développement pour redonner une visibilité essentielle à la survie de la boutique.

Destin, le jeu de la vie

 Les encombres sont nombreuses et le contexte difficile entre abondance des sorties hebdomadaires, clientèle volatile et concurrence de plateformes pour jeux experts ou familiaux bénéficiant de conseils des ludicaires. Alors pourquoi continuer ?

« Je trouve cela de plus en plus compliqué de travailler mais je fais toujours des rencontres avec la clientèle et j’aime la gestion (mon coté joueur sans doute). Concernant les trop nombreuses sorties, les éditeurs ont annoncé des efforts mais je n’y crois pas car tout le monde continue sur ce modèle qui pour l’instant fonctionne. Nous avions été préservés de cela. On a eu de la chance mais depuis 5 ans c’est difficile. On éduque aussi la population avec les nouveautés. Les gens sont friands de nouveautés et on les nourrit avec. On produit sans discontinuer.
 Pour consolider mon entreprise dans cet environnement, je mise sur le site web et le réaménagement intérieur de la boutique avec la mise en œuvre de nouvelles gondoles pour gagner de la place et en confort pour le rayonnage. Le comptoir doit être aussi repensé.»

 Pour éviter de ne reposer que sur une clientèle de plus en plus difficile à attirer ou conserver, Jérôme répond à des appels d’offres en lien avec l’évolution des mentalités autour du développement durable en proposant des livraisons via vélo cargo. Le magasin propose aussi de la vente de jeux d’occasion issu de son stock - jeux de démo - et de particuliers exposés en vitrine dans un espace dédié et convertit les ventes de ces derniers en bons d’achat.

de 90% à 60%

 Si Jérôme arrive à vivre de son activité, nous sommes loin des gros salaires, ne serait-ce du salaire médian qui est de 2183€ en France métropolitaine en 2025 selon l’INSEE. Il dégage un salaire net d’un peu moins de 1350€ par mois.

« On ne travaille pas dans le monde du jeu pour être riche. Le métier s’est durci. Il y a 20 ans, je connaissais 90 % des jeux. Aujourd’hui je connais 60 % des jeux que j’ai en magasin. Confiant dans l’avenir ? J’aimerais dire oui, mais je dis non. Ce sont des raisons qui ne sont pas propres au milieu du jeu mais inhérente à l’actualité mondiale. Cela s’excite dans tous les sens et les gens au pouvoir sont complètement déconnectés.
  Malgré tout, tenir une boutique, c’est beaucoup de bonheur car c’est un métier que j’aime et que j’ai aimé dès le début : un coup de cœur malgré les embûches locales ou dématérialisées. Je ne me vois pas faire autre chose, je me sens investi.»

Et trictrac dans tout cela ?

 Jérôme m’explique avoir commencé énormément avec TricTrac qui était sa référence de départ. Mais au fil du temps, il constate un appauvrissement du contenu avec notamment un manque de description des jeux et une baisse du nombre d’avis rédigé.

« Je ne m’y retrouvais plus car je suis une personne de l’écrit il n’y avait plus assez de matière. J’ai continué à aller lire de temps à autre les forums et j’ai suivi de loin le départ de Philippe Maurin. Aujourd’hui, je regarde plus de vidéos que d’écrits pour aller plus vite et faire mon choix sur les jeux faute de temps et face à la profusion des sorties. »

le coup de :heart: du joueur


 Avec un profil comme Jérôme, j’escomptais ne pas me rater comme avec Bruno et pariait sur du lourd. Il ne m’a pas déçu quand il m’a sorti dans son arrière boutique le jeu Slay the Spire.

«Je suis sur Slay the Spire mon coup de coeur. Très exigeant mais des règles pas trop compliquées et facile à prendre en main. Nous sommes sur du deck-building et du coopératif : un expert ne roulera pas sur le novice. C’est un roguelike et tu gagnes en puissance dans la construction de ton moteur. Tu testes ton paquet face au jeu, qui met en difficulté ton deck selon les boss que l’on affronte. Le jeu dispose d’un gros taux de rejouabilité.»

 Alors si le jeu est récent il n’est pas non plus tout jeune - ndlr lancement d’une campagne de financement participatif en 2022 - mais Jérôme n’a pas d’attente sur 2025 et rien en vue.

« C’est comme dans le monde du cinéma et de la musique : tout a été sorti. Exemple avec Wondrous Creatures qui est beau, bien ficelé, mais n’apporte rien de nouveau. On reste sur de la pose d’ouvriers et de cartes. Le jeu tourne bien mais il y en a déjà plein ! Attention tout de même, il reste très bien et je le vends en boutique.»

 Il prend une pause et cherche un jeu qu’il a en tête et qui le titille, mais dont il ne souvient plus du nom et n’a pas eu le temps d’essayer. Heureusement, Inès en apprentissage vente dans la boutique retrouve le nom du jeu : Galactic Cruise. Si les jeux familiaux et ou légers ne sont pas sa cible il a quand même apprécié cette année dans cette gamme deux jeux : Flip 7 et Château combo.

Remerciements


Merci à Jérôme pour sa patience,

Merci à Inès et Emilien qui ont géré la boutique pendant l’interview,

Merci au lecteur courageux qui a été jusqu’au bout de l’interview et à qui je dois une réponse vis-à-vis de mon introduction : Jérôme roule en vélo :biking_man: :blush:.

8 « J'aime »

Un retour qui dresse un veritable portrait de la situation actuelle. Les editeurs peuvent se vanter d un jeu en rupture dès sa sortie, cela veut dire qu ils l ont vendu mais pas que le public l a acheté. On ne parle pas non plus ici de la pression des pré-commandes : produits a acheter les yeux fermés sinon tu n en auras pas. Et avec ca la concurrence des King jouet,Culcultura et internet bien sur. Et Pokemon et cie.
Et la masse cretinisée buvant les paroles des influenceurs.
Quel jeu est en demande en ce moment ? Cot cot conquete, Longueurd onde…bah oui, ca a buzzé sur Tik tok

Bref, le conseiller se mue en distributeurde booster, les éditeurs sortent tout et n importe quoi et les auteurs doivent produire pour vivre…

2026 ne devrait pas ameliorer la donne

salut,
je suis pas un pro du marché, j’ai juste eu une conversation avec un ptit éditeur sur le salon “Le Val des Jeux” https://levaldesjeux.com parceque c’est lui qui nous présentait les rouages de son jeu expert du moment ; et je l’ai un peu questionné sur son vécu

il me parlait de son coup-de-coeur qu’il présentait avec amour à sa table dédiée à ce jeu ;
et il explique

  • avoir dû en imprimer 5000 ex pour obtenir des couts de revient acceptables
  • mais il n’en a écoulé que 900 en boutiques, alors qu’il connait “toute la profession”
  • que son distributeur lui refuse 40% de ses différents jeux : oui le DISTRIBUTEUR , celui-ci arguant qu’il n’arrivera pas à écouler son catalogue dans les boutiques (pas assez de place, trop de sorties, etc etc tout ce qui est dit dans ces reportages)
  • et c’est par ses "petits jeux " (coup de menton vers sa table d’à côté où 2 parties ont été finies avant même la fin de présentation des règles de notre table) qu’il peut payer l’édition (risques/stock/pertes) sur les gros jeux experts

voilà qui refroidit les ardeurs d’un éditeur (ou auteurs) de jeux experts !
qui des ludicaires / des éditeurs / des clients tiennent le bout du cercle vicieux sur l’expert ?

ça se vend moins → j’en n’édite plus → j’y consacre moins de place dans mon magasin ?

ou j’ai besoin de faire du chiffre en magasin → je prend davantage de petits jeux → les éditeurs s’y consacrent → les clients experts vont chercher leur bonheur en KS ?

Les clients potentiels pour les jeux experts existent toujours mais sont pour parti phagocytés par le “financement participatif” qui ressemble plus à de la précommande bien souvent. Un jeu expert en boutique est cher mais sur KS, c’est un bras et plus. Fred Henry parlait d’un panier moyen à 350€ ! Donc forcément, cela pèse sur le budget. D’autre part, les entreprises faisant du financement participatif joue sur le FOMO et le joueur expert ne voudra pas prendre le risque de louper un supplément introuvable ensuite même si non forcément utile/essentiel. Cela a bien été compris et ils sont captés/bloqués ainsi, on joue bien sur cette corde sensible. Malgré tout, quand on voit des all-in à des prix d’un téléphone portable de luxe et toujours sur l’interview en question avec Fred Henry, Mr Phal et la personne de First Player, à les entendre, ces jeux ne sont pas vraiment joués ou peu (juste quelques scénars, et on ne sera que 12 à finir la campagne de Malhya…). Cela pose énormément de questions dont une qui est de savoir si les auteurs de ce type de jeux font cela pour avoir des jeux qui seront joués ou avoir peu de joueur (rapporté au monde) mais avoir un maximum de cash avec un prix élevé et une plus grande marge en coupant les intermédiaires.

Les jeux vendus en boutique sont commandés parce que le ludicaire espère et pense faire une vente et que celui qui achète le jeu le jouera. Quand Descartes sortait à l’époque Mare Nostrum (10000 boites, extension 3000) en boutique et qu’il était acheté par le client final, le jeu était joué et c’est sans doute le cas pour le jeu de la personne rencontré sur le festival même si il s’écoule mal compte tenu du contexte. Paradoxalement, je ne suis pas sur que de gros KS soit beaucoup plus joué mais dans le deuxième cas, il y a in fine plus de vente, plus de succès financier. D’autre part, il y a le biais cognitif qui pousse aussi ces acheteurs a jouer au moins un peu à leur jeu payé une blinde même s’ils n’aiment pas : on a toujours du mal à accepter que l’on se trompe ou à préférer un jeu aussi bien 3X moins cher. Une vidéo parle très bien de ce biais cognitif notamment des coûts irrécupérables : https://www.youtube.com/watch?v=GCmfXMMhRzk
Le jeu va peut-être mettre du temps à s’écouler pour celui de cette personne mais sur un temps long, il y aura plus de joueur peut-être. Paradoxalement, il aurait pu faire un mini KS/ululue, financer le jeu mais qui restera dans l’ombre tout autant. Le problème est qu’un jeu n’a pas beaucoup de temps aujourd’hui pour faire sa place car je cite Bruno (voir l’interview), une nouveauté en chasse une autre.

Le panier a 350€, ce n’est pas pour le jeu « expert », c’est pour le jeu de figurines. Le métier de Monolith, c’est le jeu à figurine, pas le jeu « expert ».

Il m’arrive d’acheter sur ks des jeux plus « de niche » que expert, ou des experts qui ensuite sortent en boutique, ce n’est pas 350€.

Oui les jeux marrons se situent sur des prix plus raisonnables entre 60 et 100€ :
Un Quined Game type Carnegie : 60
Un Puerto Rico chez Awaken Realms : 100

Après il y a des exceptions, certes, mais on est loin des 300 balles.