Il était une fois un ludicaire... Jérôme. Épisode [1/2] : les premiers pas


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 J’avais pu interviewer Bruno expliquant la genèse du catalogue annuel de la sélection des jeux par les Boutiques Ludiques. Nous avions alors survolé le métier de ludicaire sans approfondir la vie quotidienne d’un petit magasin de province.
 Adhérent aux Boutiques Ludiques, j’ai rencontré un matin Jérôme Goineau, gérant d’un magasin de jeu. Il a accepté de revenir sur son parcours et nous partager l’arrière-boutique de son métier. D’où vient l’idée de devenir un professionnel du jeu ? Comment et où s’installer ? Quelles sont les principales difficultés du métier de ludicaire? Comment analyse-t-il l’évolution du marché et de la clientèle ? Entrez avec nous dans son antre pour tenter de répondre à ces questions.

Épisode 1 : les premiers pas


Squad Leader :military_helmet: , l’origine

 Jérôme, 53 ans, est originaire d’un petit village de Vendée où il passe son enfance sans que le jeu soit un élément prépondérant de ses jeunes années jusqu’au collège. Alors en 4ème, c’est lors d’un stage obligatoire qu’il se retrouve initié par un instituteur rompu aux jeux vidéo et aux jeux de société. Il lui fait découvrir d’abord les jeux vidéo puis les wargames avec Squad Leader et Cry Havoc.

 Si certains jeux sur le forum reviennent régulièrement en running gag comme Star Wars Rebellion pour l’initiation au jeu de société, Squad Leader est d’un autre niveau faisant passer le jeu sur les rebelles et l’empire pour un Dixit. Cette expérience marque profondément notre jeune collégien :

« Tout m’a plu : élaborer une stratégie, la lecture des règles pourtant âpre. J’ai accroché en particulier sur l’aspect très réaliste du jeu.»

 Au début des années 90, Jérôme, alors lycéen, achète des jeux et se lance dans les jeux de rôles avec notamment Méga III. De manière occasionnelle, il les emmène au lycée. " A cela s’ajoute la bande dessinée " me raconte Jérôme. Cela a commencé par le découpage de planches de la bd XIII paraissant dans un journal local, ce qui l’amène ensuite à découvrir la BD belge comme Thorgal. Il finit par se tourner vers les BD d’auteur en privilégiant les scenarii (Incal, Watchmen…). La musique est aussi présente et le panel est là encore très large en passant de Jarre, Vangelis, Phil Collins à du rock indépendant comme Magma dont Jérôme tient à préciser que c’est selon lui inécoutable.
  Jérôme souhaite être professeur de français et c’est avec son bac en poche qu’il part en DEUG de Lettres Moderne à Nantes.

La fac ? c’est Magic ! …et le JDR à fond

  A la fac, il se lie d’amitié avec un groupe de rôliste et le jeu de rôle devient vite un incontournable. Il s’y investit pleinement avec notamment L’appel de Cthulhu, Hawkmoon de Michael Moorcok et Rolemaster. Ces deux derniers l’ont le plus marqué car ils ont fait les campagnes.

C’est aussi pendant ses années de Fac qu’il est initié par un camarade aux jeux vidéo type RPG (Beyond Divinity, Fallout, Heroes of might & magic). En licence, il dispose d’un PC dans son studio et passe de plus en plus de temps sur les jeux vidéo. Mais un jeu de carte va venir tout bouleverser. Le jeu de rôle et les études sont alors mis en retrait avec la découverte de Magic The Gathering :

« Je découvre MTG à l’époque de la troisième édition bord noir en français et je m’y consacre à fond. J’y jouais 20 heures par semaine avec Guillaume Wafo-tapa avec qui j’ai joué et débuté…et il m’a rapidement dépassé ! J’ai le souvenir du championnat de France de Magic à Saint-Etienne avec Wafo-tapa et François Dekenuyt, au milieu des années 90, qui ont contribué à développer ma passion pour le jeu.»

 Malgré cette passion chronophage, Jérôme commence à fréquenter plus régulièrement le cinéma avec des choix très éclectiques même s’il a un attrait certain pour la science-fiction et le fantastique. La lecture n’est pas en reste :

« Je lisais que du classique, je me suis ouvert à la para-littérature ! C’est tout ce qui touche à la science-fiction, qui n’est pas définie dans les schémas classiques. »

 Les œuvres sont des découvertes au hasard des échanges avec les amis de la Fac comme par exemple Dune, Le Seigneur des Anneaux ou bien encore l’univers de Terry Pratchett. Jérôme m’explique qu’il y avait tout un bouillon de culture autour du jeu, de la BD, du cinéma et de la musique. Chaque samedi, il file dans le centre de Nantes faire les disquaires d’occasions et termine inlassablement au Temple du Jeu pour jouer à Magic et faire des échanges.

En total Maîtrise :martial_arts_uniform:

 Jérôme passe trois années en licence dont une année fortement amputée par les troubles liés aux réformes de l’époque et manifestations étudiantes associées. Appelé au service militaire pendant 10 mois au 9ème régiment des Hussards, il fait une pause sur son parcours universitaire mais pas sur le jeu. Parmi les camarades à la caserne, il fait connaissance de joueurs de Magic et a même initié un sergent ! Il lui reste aussi un grand souvenir de Roborally qu’il avait emporté pour faire découvrir aux camarades.

 Le retour après le service s’avère difficile. Il faut alors se replonger dans les études et recommencer une année de licence :

« J’ai toujours l’objectif de devenir professeur et il me faut cette licence. Je la repasse en travaillant plus mais non sans mal. Je passe les examens en juin où sur 5 modules, j’en obtiens un seul. Je reviens en septembre pour le rattrapage et j’ai tout eu ! C’était épique car je jouais toujours malgré tout à Magic dans ma chambre d’étudiant. »

 Il attaque alors une maîtrise pour écrire un mémoire sur le romain noir autour de l’œuvre de James Ellroy. La rencontre avec son professeur de mémoire est à la fois un choc et un déclic :

« Le prof m’annonce sans filtre : la maîtrise ? le mémoire ? ça ne sert à rien ! J’ai alors réfléchi sur mon parcours scolaire où j’ai galéré. Grimper plus haut et être professeur est peut-être au dessus de mes capacités vis-à-vis des concours.»

  Déboussolé et ne sachant plus vers où s’orienter pour son avenir, Jérôme décide alors de prendre une année sabbatique… voire même plusieurs tout en réfléchissant à différentes professions. Accro à Magic, sa première idée est d’essayer de percer vers une carrière pro en y consacrant toujours 20 heures par semaine. Même si Jérôme arrive à faire plusieurs top 8 de QT (tournoi de qualification) et gagner quelques petits tournois (N.D.L.R. : seul le gagnant d’un QT peut participer au pro tour), cela reste selon lui une grosse illusion.

 Le temps passe et Jérôme n’arrive pas à dégager des idées lui semblant pertinentes pour un métier lui seyant : c’est l’impasse. C’est de manière anodine que viendra la solution.
 Au cours d’un retour en voiture d’un énième tournoi QT de Magic en 2003, il échange longuement avec Damien Blum alors en BTS vente au Temple du Jeu. Ce dernier lui partage son souhait d’ouvrir une boutique après ses études. Jérôme y voit dans ce projet l’idée pour son métier et lui propose d’instinct de se lancer avec lui : c’est le point départ de son aventure vers le métier de ludicaire.

A la recherche du Temple perdu

 Dans toute aventure, rien ne vaut une bonne préparation ! Alors pendant un an, Jérôme et Damien préparent et affinent leur projet.
 Pendant que Damien termine sa formation, Jérôme bénéficie de formations via l’ANPE avec quatre modules :

  • création d’entreprise,
  • étude marché,
  • vente,
  • droit.

 En parallèle, il découvre le jeu de figurine pour élargir sa connaissances de produits.

« Je me suis mis à Warhammer Battle avec une armée de Skavens. J’ai choisi Warhammer Battle plutôt que Warhammer 40K car il y avait plus de stratégie. J’aime bien planifier, faire des combinaison et je retrouvais des sensations de Squad Leader. J’ai fait des tournois de figurines et je me remets également aux jeux de société que j’avais un peu délaissés.»

 Il arrête complètement le jeu de rôle et pour parfaire sa préparation, réalise un stage fin 2004 au Temple du Jeu à Nantes qui le confirme de “malade” selon ses propres mots. Il s’investit énormément et n’hésite pas à rester jusqu’à 1h du matin pour aider à faire du réassort. Au mois de décembre, ce sont de grosses journées pour la boutique et chaque soir à la fermeture, ils sortaient beaucoup de pages de réassort m’explique Jérôme qui est alors sûr de son projet.

 Nos deux jeunes futurs ludicaires réalisent une étude de marché :

« Nous avons fait une vraie étude de marché, ce que font de moins en moins ceux qui s’installent aujourd’hui. J’ai été voir les futurs confrères, j’ai balayé les villes de l’ouest. En regardant dans ce secteur, j’ai décelé une opportunité à Angers, mais que nous aurions élargi à d’autres régions si le résultat avait été infructueux.»

  A Angers, ils constatent l’existence d’une seule boutique spécialisée dans le jeu, ce qui les intrigue. En enquêtant, Jérôme et Damien découvrent pourtant qu’il y en avait eu d’autres auparavant et cherchent à déterminer les raisons de leurs disparitions. En recoupant les informations, ils trouvent des réponses :

«Le magasin Mythes et Légendes avait un loyer trop élevé et a quitté le centre ville, ce qui l’a tué. En bas de la rue du Mail, une autre boutique ferme car propose trop de choses (vidéo, Magic, restauration). Cela lui a porté préjudice. ».

 Le bilan de leur étude donne un taux de réussite de l’ordre de 80 % avec des critères déterminant telle une localisation sur un secteur passant en centre-ville et un loyer modéré.

 La ville où s’implanter choisie, ils se répartissent les missions pour le lancement. Damien gère la relation avec les fournisseurs et la gestion de stock et Jérôme la création de l’entreprise et toutes les parties plus administratives.

2005 - Le lancement

 Le projet calé avec un local trouvé répondant aux critères de l’analyse et le numéro de Siret obtenu, c’est le grand jour. La Guilde des Joueurs ouvre ses portes le 1er mars 2005 avec un stock de 30.000€ avancé par le Temple du Jeu.

 La première année file à grande vitesse avec les joies que procurent un tel défi. Survient rapidement le temps du bilan, étape nécessaire pour déterminer les orientations à prendre. Jérôme et Damien sont satisfaits d’une année correcte en termes de ventes et de fréquentation mais il y a de nombreuses choses à améliorer. Si l’étude de marché avait permis de déterminer une zone de chalandise viable, le stock nécessaire au démarrage ainsi que le potentiel de clients grâce à un questionnaire auprès de personnes et des associations locales, l’organisation, elle, reste hasardeuse.

« Nous étions jeunes et avions un manque de sérieux dû à l’euphorie de l’ouverture : nous étions baignés dans une sorte de bien-être et d’extase qui aurait pu être préjudiciable. »

 Damien est le premier à se rendre compte de la dérive que peut prendre la boutique et met le holà. A partir de ce moment, Jérôme adopte de nouvelles mesures et décide d’être plus sérieux. Il travaille plus rigoureusement en vérifiant les tâches quotidiennes. Cette prise de conscience a commencé a déliter sa relation avec son partenaire : il devenait strict et finalement Damien, pourtant à l’initiative de ce changement, restait un peu moins sérieux.

 Deux façons de travailler différentes dans des conditions difficiles : il y a certes les horaires avec le travail 7 jours sur 7, le magasin était aussi ouvert le dimanche après-midi, mais aussi des revenus inexistants. La première année, Jérôme touche le RSA et Damien bénéficie d’une aide parentale. La deuxième année est un peu mieux mais reste faible comme nous l’explique Jérôme :

« Je me salarie pour dégager un revenu d’environ 900€ nets par mois et Damien patiente pour que l’on dégage un deuxième salaire. Nous avions la première année une aide de l’état qui nous ont permis de ne pas nous salarier et asseoir notre activité : cela eu été impossible sans cela ».

 Jérôme et Damien sont conscients de la difficulté de se faire une place rapidement. : en effet, la ville n’avait précédemment qu’un seul commerce installé depuis plus de 15 ans et sans concurrence. Ce magasin bénéficie d’une notoriété et d’une confiance auprès des clients et des institutions.

 Le manque de revenus et les tensions sur la méthodologie de travail amènent inéluctablement à une séparation et Damien décide de quitter la boutique. Il vend ses parts à François Dekenuyt qui devient l’associé de Jérôme pendant 5 ans environ. François finira par partir aussi au début des années 2010 car il était devenu joueur de Poker et se dégageait un revenu plus confortable.


Et …

 Que devient la boutique aujourd’hui ? dégage-t-il un salaire à la Balkany pour rouler en R5 turbo 3E ? Comment se passe l’évolution de ses ventes ? et puis quel est son coup de coeur du moment ?
Vous en saurez plus en lisant le prochain épisode sur notre site : de 90% à 60%

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Un grand bravo pour ces articles sur les personnes de l’ombre et sur l’envers du décor

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petit ajout d’un autre passionné, croisé dans un petit festival, qui crée dans son coin et se retrouve confronté à la réalité du marché

Merci pour ce retour. Tous ceux que je rencontre on a cœur leur métier malgré des conditions difficiles qui sont détaillées dans l’épisode à venir. J’ai d’autres interviews de prévues mais il faudra attendre un peu, c’est en fonction des opportunités et des déplacements et du temps de dispo (le temps de jeu le plus long, c’est la famille ;D). J’en profite pour rappeler que toute personne inscrite sur le site a une idée ou un article à nous proposer, des idées et/ou des contacts(passer par mp) , Trictrac est justement ouvert à tous. Les collègues de l’équipe Cyrano sont là pour accompagner et je les remercie au passage de leur accueil.

Sympa ce petit reportage sur Jérôme. Ça me rappelle énormément de souvenirs. Un mec super sympa, qui a galéré avec sa boutique mais qui s’est battu.

Il est responsable de mon amour pour le jdr (un très bon mj et celui qui m’a initié), tout comme Guillaume m’a mis sur mtg. Donc je lui suis très reconnaissant.

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