“Nicolas et Royal” ou la domination masculine, par François de Singly
Il se passe au sommet de l’Etat quelque chose de comparable à ce qui est observé dans les cuisines. A savoir que la norme de l’égalité “homme-femme” s’est imposée. Il est difficile d’affirmer, surtout dans la situation quasi publique d’un sondage, que l’on pense qu’une femme est moins capable d’être élue présidente qu’un homme, tout comme il est peu aisé d’oser affirmer que la vaisselle, le lavage des vitres requièrent des compétences spécifiquement féminines. Mais, derrière ces déclarations de principe, les murs séparant les territoires masculins et féminins ne sont pas abattus. Le travail domestique est assuré majoritairement par les femmes, y compris celles qui sont engagées dans une vie professionnelle, et le travail politique assuré majoritairement par les hommes.
Plus grave, des voix autorisées nous font croire qu’il y a danger : il y aurait de la “confusion des sexes” dans l’air, selon Michel Schneider. La “différence des sexes” ne devrait pas être remise en question, les femmes qui veulent le pouvoir n’expriment en réalité que leur “envie de pénis”, et donc déstabilisent l’ordre de cette différence.
Plus grave encore, car plus souterrain, la pensée ordinaire, repérable par les résultats d’un sondage sur les qualités associées aux candidats. M. Sarkozy est considéré comme le plus “compétent” (52 % contre 22 % à Royal), il est vu comme ayant “vraiment la stature d’un chef d’Etat” (52 % contre 22 %). Mme Royal ne bat M. Sarkozy que parce qu’“elle est le plus à l’écoute de (vos) préoccupations” (35 % contre 30 %). L’écoute et l’attention à autrui sont des qualités socialement féminines.
Mme Royal est créditée donc d’être une “femme”, mais par la médiation d’images représentant les sexes (sans les nommer). Et, dans le même temps, les personnes interrogées estiment que M. Sarkozy serait plus “un vrai” président, avec de la compétence. Le pouvoir politique exige des compétences qu’inconsciemment on continue à reconnaître aux hommes.
Ces résultats démontrent que la confusion des genres n’est pas à l’oeuvre en France en 2007. La domination masculine s’exerce de manière feutrée, mais avec efficacité. Il faut remarquer alors que Mme Royal a peut-être pris des risques avec la démocratie représentative.
En effet, être à l’écoute des gens - ce qu’elle a réalisé - a renforcé, là encore inconsciemment, les images socialement les plus féminines, et donc, par un effet pervers, l’a éloignée de la prise d’un pouvoir toujours coloré de masculin. Le piège des stéréotypes du masculin et du féminin s’est refermé sur elle. Il ne suffit pas, ce qui est audible dans les discours de Royal, ensuite de dire “je” pour équilibrer. Le pouvoir masculin ne relève pas du “je” - expression personnelle - mais du “nous” - expression de l’intérêt général.
Les difficultés, y compris en écrivant cet article, pour désigner Mme Royal en ne mettant pas son prénom sont symptomatiques de la force de la domination masculine. Le match Sarko/Ségo est truqué, puisque le premier est désigné par son nom et la seconde par son prénom.
Clairement, aujourd’hui, dans nos têtes, on ne confie pas la présidence de la République à un individu considéré comme un proche (signe du prénom), on le confie à quelqu’un de compétent, à quelqu’un qu’on n’ose désigner que par son nom. Sarko n’est pas désigné, alors que rien ne l’interdit, même pas la rime, comme Nico. La domination masculine s’insinue dans les plus petits détails, dans les mots. Elle est en train de nous conduire à une situation classique (et sexiste) : à un “vrai” match, entre deux hommes. Enfin des repères que l’on connaît.
Il semble que les électeurs veulent d’un pouvoir “masculin”, conformément à leur vote non au référendum, reflet d’une grande inquiétude. L’ordre des sexes reste pour nombre d’entre nous (y compris pour des femmes) comme quelque chose de rassurant. Dans un monde perçu comme changeant trop et trop vite, dans un monde source d’incertitude, la différence des sexes, au-delà des grands principes, est, hélas, une des références de la stabilité !
François de Singly est professeur de sociologie à l’Université Paris Descartes