Pour la troisième année consécutive, nous allons en famille “fêter” le jour de Noël dans une salle ouverte à tout ceux qui le souhaitent. Ceux qui sont seuls ou dont la famille est trop loin, ceux qui sont deux, ceux qui habituellement ne font rien, ceux qui voient Noël autrement etc. repas partagé, jeux, musique… une rencontre qui n’a rien de caritatif et vise à décloisonner cette journée, revisiter le concept.
Alors qu’il fait froid, que le vent souffle fort et que la neige arrive presque… j’attaque pour un journal la rédaction d’un article expliquant pourquoi j’ai eu cette drôle d’initiative (les gens s’interrogent beaucoup là dessus)
Pour celà je m’inspire entre autre d’un article sociologique que voici:
Noël, histoire d’un succès
Martyne PERROT, chargée de recherche au CETSAH (1)
Aucune tradition n’est vraiment fidèle à elle-même. Cette qualité supposée n’est due qu’à l’idéalisation par le souvenir, aux aléas de la transmission et aux contingences historiques. Noël est un exemple particulièrement révélateur de cette « infidélité » notoire à travers son extraordinaire pouvoir syncrétique qui explique en grande partie le succès de sa version profane comme celui de son universalisation récente. C’est aussi pour l’anthropologue une période privilégiée pour étudier les comportements familiaux, la place de l’enfant et la dynamique du don et du contre-don, sous-jacente à l’échange des cadeaux. Certains moments sont à retenir pour comprendre la forme contemporaine de cette fête et les raisons de sa pérennité, au-delà de sa légitimité religieuse.
L’ingéniosité des Victoriens
Au milieu du XIXe siècle, dans l’Angleterre victorienne, Noël qui n’était plus beaucoup fêté en dehors des milieux aristocratiques est réapproprié et remanié par la bourgeoisie en pleine ascension. Qui trouve là une scène symbolique opportune pour exalter les vertus domestiques et la privacy. Noël devient alors une fête-refuge de ces nouvelles valeurs face à la brutalité d’une société qui s’industrialise rapidement.
Elle fournit également un prétexte à l’entreprise d’éducation et de moralisation du monde ouvrier, en le conviant à travers ses enfants à une digne célébration. On se souvient du portrait mémorable d’une de ses familles pauvres et vertueuses, les Cratchit, que fit Charles Dickens dans son célèbre Christmas Carol paru le 17 décembre 1843. Le conte connut un succès énorme et immédiat, d’abord en Angleterre puis en France et aux États-Unis où ce Noël « familialisé » devait désormais se répandre comme un feu de poudre.
Santa Claus et le matérialisme américain
C’est aussi à cette époque que Santa Claus, descendant officiel de Saint Nicolas, transporté dans les valises des immigrants et confisqué par les épiscopaliens de New York vers 1820 devient un héros américain et, pour ceux qui l’adoptent, un gage de bonne citoyenneté. Sa popularité ne cesse d’augmenter car il représente à la fois un symbole national de générosité mais également de réussite matérielle. Vers 1920, il se transforme en attraction de grand magasin et fournit un emploi saisonnier recherché par les chômeurs. Il faut noter que dès la fin du XIXe siècle, des deux côtés de l’Atlantique, les grands magasins ont joué un rôle essentiel en orientant la vocation commerciale de Noël par l’ouverture d’un rayon spécialisé de cadeaux dont le volume et la variété allaient croître de façon exponentielle.
Dernier avatar connu
Après la guerre, le plan Marshall livra aux Français une version généreuse et glamour de la fête et de son distributeur patenté revisité par la publicité, la psychologie de l’enfant et bénéficiant de l’euphorie de la relève. Le succès surprenant remporté par ce Père Noël vendu aux marchands du temple ne plut pas aux autorités religieuses et en décembre 1951, son effigie de carton fut brûlée pour « hérésie » et responsabilité avérée dans la paganisation inquiétante de la fête. Le sacrifice eut lieu sur le parvis de la cathédrale de Dijon devant les enfants des patronages réunis pour assister à cette mise à mort. Le fait divers eut un retentissement national. Devant tant de consternation, la résurrection fut décidée dès le lendemain où on le vit arpenter les toits de l’hôtel de ville2.
Le motif du dévoiement de la tradition de Noël est en réalité ancien mais il concerne plus la marchandisation progressive de la fête. Dénoncée depuis le XIXe siècle par les puritains anglais et américains qui parlent à son propos de nouvelles Bacchanales, cette dépense excessive et ostentatoire peut être d’un point de vue anthropologique comparée à un véritable potlatch tel que l’a décrit Marcel Mauss3. Cette mise en scène privée du don et du contre-don – réalisée aujourd’hui à l’échelle planétaire – est pourtant reconduite chaque année avec autant ardeur.
Cette soumission provisoire mais cyclique à un certain « esprit de Noël » né au XIXe siècle et vite approprié par le commerce est en effet un des derniers avatars de la « tradition ». Autant dire que cette ombre portée assombrit parfois l’humeur des parents contemporains qui chargent alors l’enfant de légitimer leur participation au rituel collectif, lourd fardeau qui vaut bien un cadeau.
Notes :
1. Centre d’études transdisciplinaires en sociologie, anthropologie, histoire (CNRS / EHESS).
2. Cet événement fut analysé par Claude Lévi-Strauss qui vit dans cet acte inquisitorial, la confirmation involontaire de l’origine païenne du Père Noël, cf. « Le Père Noël supplicié » in Les Temps modernes,
mars 1952, p. 1573-1590.
3. Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1950 ; réédition 1997.
Et vous? Pourriez vous envisager Noël autrement?