Salut TricTrac,
J’ouvre ce sujet car j’ai l’impression que l’on parle de plus en plus de traduction sur TT. Parfois pour s’en plaindre, parfois (plus rarement) pour la saluer, souvent pour la commenter. Le sujet n’est pas neuf, je me souviens de discussions animées lorsque certains jeux n’étaient même pas traduits et qu’il fallait se débrouiller pour les récupérer, mais il revient régulièrement sur le tapis.
Comme je l’ai dit dans un autre sujet, je suis moi-même traducteur spécialisé dans le jeu, ce qui est un profil relativement rare, mais pas forcément recherché, par souci d’économie. Je remets ici ce que j’ai écrit dans le sujet sur Unfair :
Du coup la question que je me pose c’est : est-ce que les joueurs sont vraiment prêts à “payer” pour une traduction ?Tiberias dit :
Désolé d’entretenir le HS, mais : je suis traducteur à mon compte, spécialisé dans le jeu de société, et en effet je te confirme que tous les auteurs ou éditeurs n’abordent pas la problématique de la traduction de la même façon.
Pour autant j’ai le sentiment que de plus en plus d’auteurs ou d’éditeurs comprennent l’importance de la traduction. Enfin, disons plutôt qu’ils comprennent qu’une mauvaise traduction peut proprement ruiner un jeu ; il faut aussi prendre en compte le fait que tout le monde ne se balade pas sur les forums spécialisés à la recherche de correctifs ou de précisions. Du coup, je rencontre de plus en plus d’éditeurs (ou d’auteurs) qui y apportent un soin particulier.
En conséquence j’ai développé des partenariats avec plusieurs éditeurs qui me font confiance et qui semblent satisfaits du boulot. Mais j’ai aussi rencontré beaucoup d’éditeurs qui me disent ne pas avoir besoin de traducteur parce que tout est géré en interne, ou qui font appel à des passionnés, trop heureux de rendre service contre une boîte du jeu traduit. Ainsi tout le monde est content : le jeu est traduit, le passionné a sa boîte “gratuitement”, et l’éditeur n’a rien à payer.
Sauf que … !
Il y a certes des passionnés qui font un boulot formidable : après tout traduire un jeu de société ne demande pas nécessairement d’être traducteur assermenté ; il faut être efficace, cohérent, méthodique, maîtriser parfaitement l’anglais (l’allemand) et le français, et surtout être joueur. Certains passionnés seront meilleurs qu’un traducteur non spécialisé, précisément parce qu’ils ont de l’expérience en tant que joueur et qu’ils sauront “sentir” le jeu. Les bonnes volontés ne manquent pas dans le monde du jeu après tout, et on trouve régulièrement des gens qui vont se dépasser pour proposer une traduction d’un jeu qui leur tient à cœur et qu’aucun éditeur ne propose.
Mais il y a aussi des passionnés qui malgré toute la bonne volonté du monde ne sont pas capables de fournir une traduction satisfaisante et laisseront passer des approximations, des erreurs, des maladresses… et c’est là que le bât blesse justement. Et la peine est double car un éditeur ne peut pas vraiment se retourner contre un passionné qui a voulu rendre service mais l’a fait maladroitement.
A contrario (pas le jeu, l’expression) un professionnel spécialisé maîtrise normalement à la fois la méthode, le bagage technique, et le “sens” du jeu justement. Alors oui il sera plus cher – mais c’est le prix de la tranquillité. Passer par un passionné, c’est un peu lancer une pièce : ça peut être un bon plan si la personne est douée, et dans ce cas c’est tout bénéf ; mais ça peut aussi être une catastrophe qui coûte au final plus cher que l’économie que l’on voulait faire (correctifs, reprints, temps perdu à corriger, image de marque, etc.). Notez que c’est vrai aussi pour la relecture qui est un peu le parent pauvre de la traduction, qui arrive en toute fin de projet quand les délais sont serrés, et qui passe bien souvent à la trappe.
Enfin il arrive à tout le monde de faire des erreurs, passionnés comme professionnels ; la différence c’est qu’une erreur “professionnelle” pardonne beaucoup moins (et c’est la raison pour laquelle je m’efforce d’être extrêmement vigilant dans mon travail – si on paie pour un service, il doit être nickel).
Pour terminer il faut signaler aussi que le jeu de société est un secteur qui s’est énormément professionalisé ; il n’est que légitime qu’un joueur qui paye une boîte 50€ attende une traduction irréprochable. Dans le temps, tu récupérais ton Caylus à vil prix, tu récupérais la traduction comme tu pouvais, c’était un peu le système D… mais je crois que cette période est terminée et que la traduction va de plus en plus se professionnaliser, peut-être un peu plus tardivement que le reste.
Car oui cela reste un métier à part entière, comme l’illustration ou la maquette : on conçoit difficilement qu’un éditeur illustre un jeu sans passer par un illustrateur… pourtant on conçoit qu’il le traduise sans passer par un traducteur. Avec parfois, le résultat que l’on connaît.
(désolé du pavé, c’est un sujet qui me tient à cœur !)
Parce que soyons clair : le milieu du jeu a longtemps été à la débrouille, et quelques fautes ça et là faisaient partie du folklore. Mais aujourd’hui, quand on voit le nombre de sujets qui remontent, encouragé par cet outil de communication qu’est internet, est-ce qu’on n’assiste pas à l’expression d’un public plus exigeant ?
Ce qui me semble paradoxal c’est que de manière générale, les jeux (et à plus forte raison, les KS) sont déjà jugés chers. C’est précisément un prix élevé qui fera dire aux joueurs “quoi, j’ai payé tout ça et la traduction est bâclée”. Or nombre de ces jeux n’ont – justement – pas été traduits par un professionnel et donc techniquement la traduction n’est pas une charge que vous supportez en achetant le jeu. Pour le dire autrement, quand vous payez un jeu “cher”, vous ne payez pas la traduction dans la plupart des cas. Seriez-vous prêt à mettre 2€ de plus pour vous assurer d’une traduction pro ?
Comme j’ai dit plus haut il y a heureusement des éditeurs qui ont compris l’intérêt d’une traduction propre et font travailler des professionnels, sans pour autant en refléter le coût dans le prix final. Je pense que pour un éditeur, toute la difficulté est de s’y retrouver financièrement, surtout quand le marché est déjà saturé de joueurs passionnés trop heureux de faire le boulot pour trois fois rien.
Encore une fois mon propos n’est pas ici de dénigrer ces passionnés car comme je l’ai déjà dit certains travaillent déjà très bien (certains mieux qu’un professionnel non spécialisé). Mais comment demander à un passionné, qui ne bénéficie pas de 8h par jour parce qu’il a déjà son boulot de base, d’être bien vigilant sur chaque mot, de relire attentivement une règle pour la cinquième fois, de vérifier carte à carte que tout est correct, sans ajout, ni oubli, ni erreur ? Le tout dans des délais souvent serrés, à rendre pour hier ? Comment s’étonner ensuite qu’une ou des erreurs n’aient pas été détectées ?
Une dernière chose d’ordre plus personnel : j’envisage de faire un blog sur TT (ou à défaut, un sujet, qui fera l’affaire) pour parler de traduction de jeux appliquée à des cas concrets, une fois un jeu sorti (parce que je suis tenu au secret quand je bosse sur un jeu, histoire de ne pas ruiner la comm de l’éditeur derrière). Une sorte de “cahiers de traduction” où je compare VO et VF et commente mes choix et explique les difficultés rencontrées (place dispo, vocabulaire contraint, etc.). Par exemple là y a Empires du Nord qui sort, un jeu passionnant à traduire avec plein de petites difficultés. Mais je ne sais pas si ça intéressera du monde ici, parce qu’on a vite fait de tomber dans des discussions de linguistes dont tout le monde se fout. Qu’en pensez-vous ?
Merci de votre attention et à bientôt.