Journal d'un auteur - part. 1

Dans quelques semaines, mon prochain jeu chez Days of Wonder fera son apparition sur les étals des boutiques. J’ai décidé de profiter de cette occasion pour rédiger ce (long) journal dédié à la création de ce jeu. Comme je suis souvent sollicité pour parler de la création ludique, j’ai voulu profiter de l’occasion pour tenter de retranscrire le plus fidèlement possible tout le processus. En laissant les choses exactement dans l’ordre où elles sont arrivées dans ma tête. Et surtout, au delà des explications que je qualifierai de mécaniciennes, de tenter de partager d’une part mes motivations personnelles profondes, mais aussi les raisons de chacun de mes choix vis-à-vis du plaisir ludique que j’ai cherché à générer au travers de ce jeu.

Comme j’ai été un peu… bavard… j’ai divisé ce “making off” en plusieurs parties, que je publierai au fur et à mesure… Voici donc la première partie !

1- Du pourquoi tout a commencé…

Il y a de cela quelques semaines en arrière, à l’occasion de l’ouverture des tribunes de TricTrac aux rédacteurs de tous poils, je me suis essayé à écrire un premier article sur les moteurs ludiques. Cet article traitait d’un sujet qui me tient à cœur : le rapport intime entre le plaisir ludique et la frustration.

Et il est assez cocasse, en prenant du recul, que j’en arrive à prendre conscience que c’est à nouveau la frustration qui a été pour moi le déclencheur de ce projet.

Je m’explique…

Je suis maintenant auteur de jeux depuis quasi 12 ans (première publication Octobre 2002). Et mon activité professionnelle tourne exclusivement autour des jeux depuis avril 2004 (licenciement dans mon vrai métier d’avant que j’avais).

Je suis un auteur heureux car jusqu’à présent, j’ai eu la chance, chaque année, de voir plusieurs jeux publiés. Croyez-moi, je mesure chaque jour cette chance et redoute le jour où mes propres envies ne seront plus en phase avec celles des éditeurs et des joueurs.

Heureux donc, et pourtant, avec un sentiment de frustration qui s’est amplifié peu à peu au cours des dernières années.

En effet, malgré ces multi-publications et malgré de vrais succès d’estime au niveau du public, les royalties qui me reviennent ne suffisent pas pour pouvoir être serein sur le plan financier. Du coup, en parallèle de mes propres créations, je suis amené à travailler en tant que développeur (parfois en allant même jusqu’à prendre en charge la fabrication), pour le compte de différents éditeurs, sur les jeux d’autres auteurs.

Ce travail, est passionnant et m’amène une stabilité économique rassurante, mais il a une contrepartie : il est chronophage. En effet, lorsque je suis missionné pour travailler sur un « gros » jeu pour tel ou tel éditeur, cela implique une immersion intellectuelle profonde sur ce sujet. Immersion qui m’empêche d’avoir le temps nécessaire pour développer un projet de même ampleur pour moi-même… Comme ils diraient sur TF1, mon temps de cerveau disponible a été quasi complètement absorbé.

Alors du coup, au milieu de ce processus aussi passionnant qu’absorbant, je m’offre des « récréations » ludiques, en faisant pas mal de petits jeux. Attention, je ne dis pas petits jeux de façon péjorative… je dis petits jeux par rapport au temps nécessaire pour les créer/mettre au point, par rapport au temps de jeu nécessairement court pour pouvoir tester vite. Et c’est ainsi que sont nés les Petit Prince, Noé, Sobek, Okiya, SOS Titanic etc etc… Soyons clairs : j’aime chacun de ces jeux et ne les renie en rien.

Pire : parfois j’ai noté dans un coin de ma tête, ou bien sur un carnet, l’architecture globale d’un jeu plus costaud nécessitant plus de travail. Pour plus tard. Quand j’aurai le temps. Et puis j’ai enragé en voyant sortir un autre jeu très réussi basé exactement sur cette idée là, tuant dans l’œuf mon projet. C’est ainsi que, par exemple, j’ai eu un grand moment de déprime en voyant sortir Trajan, alors que plus d’une année auparavant, j’avais posé sur le papier toute l’architecture d’un jeu basé sur exactement le même mécanisme d’accès aux différentes actions possible. A peu de chose près le même jeu.

C’est comme ça que, peu à peu, au fil des ans, ce sentiment de frustration né du manque de temps nécessaire à une implication personnelle sur des projets de plus grande envergure, boosté par le sentiment de se faire parfois damer le pion sur des idées dans l’air du temps, s’est fait de plus en plus présent.

Le magma cérébral était en ébullition de plus avancée. Et l’éruption s’est produite fin 2012.

2- Pour lui, tout a commencé par une nuit sombre…

Globalement, mon temps de travail s’organise de la façon suivante : Du samedi au vendredi, je travaille sur les différents projets dans lesquels je suis impliqué. Généralement une bonne dizaine, en parallèle, à des niveaux d’avancement divers et variés :

Mise à jour et réalisation de prototypes (fichiers + matériel), validation de fichiers avant impression, rédaction de règles, recherche d’images pour d’autres projets, coordinations diverses et variées avec les auteurs /illustrateurs / éditeurs / fabricants connectés à ces projets (skype est mon ami)… et le vendredi soir, c’est direction Annecy pour une soirée jeu au « repaire », une brasserie au nom prédestiné, dans le centre ville.

Là-bas, tous le chaque vendredi soir, des joueurs de tous poils se réunissent. On commence par boire un verre (ou quatre ou douze, ça dépend), à raconter des conneries (là, le degré de la connerie dépend du nombre de verres), à manger tous ensemble (ne demandez pas un magret-frites sans salade, dites simplement un « cathala »), et après un petit café, c’est parti pour des jeux jusqu’à 1 heure du mat. C’est dans ce petit cocon chaleureux que j’ai eu la chance de pouvoir réunir une équipe de testeurs toujours enthousiastes valider les projets développés dans la semaine écoulée.

Fin décembre 2012, vendredi matin… beaucoup de boulot. Trop. Envie et même besoin d’une récréation. Depuis quelques jours, je me suis remis à penser à mon ancien projet étouffé par Trajan. Envie d’utiliser le système de semailles de l’Awele pour… autre chose. La nuit qui vient de se terminer a été une nuit d’insomnie. Alors j’ai commencé à faire tourner un truc dans ma tête… Un jeu pour deux joueurs (je vous jure, je fais pas exprès) :

Des cases, disposées en carré. Disons 9 cases.
Sur ces cases des pions de 3 couleurs différentes, répartis aléatoirement au niveau des couleurs, mais à raison de 3 pions par case.
A ton tour, tu vides une case et égrènes les pions à raison de 1 pion par case, réalisant ainsi une sorte de parcours dans lequel ne sont autorisés que les mouvements orthogonaux, et dans lequel les aller-retour sont interdits. (Vous suivez au fond de la classe ?)
Pour qu’un mouvement soit valide, il faut qu’au moins un pion de la couleur du dernier pion semé soit déjà présent dans la dernière case du parcours. En fait, c’est beaucoup plus facile à expliquer par l’exemple que par le texte !!
Dans cette dernière case, tu captures TOUS les pions de la même couleur que le dernier que tu as joué (donc minimum deux pions)…
Le jeu s’arrête lorsqu’il n’y a plus de mouvements possibles. Chaque pion capturé rapporte autant de PV que le nombre de pions à sa couleur encore présent sur les cases centrales.

Voilà… C’est tout. J’ai « joué mentalement» quelques parties virtuelles semblant sympathiques durant la nuit, et ce matin, quand je me mets à mon bureau, avant de passer à des trucs plus lourds, j’ai bien envie de commencer par valider ces idées nocturnes.

Pour faire les 9 cases, pas besoin de chercher loin. J’ai un stock de sous-boc à bière. Je les positionne sur le bureau, du côté non illustré, pour jouer sur fond « neutre ».

Pour les pions ? Fastoche… j’ai un stock de jolis pions en bois colorés avec un petit dinosaure imprimé dessus. Ils sont issus d’une boite de la première version de Evo (un grand jeu… Philippe, si tu me lis… tu sais à quel point je suis fan) achetée incomplète pour 1 euro dans un vide grenier, juste pour récupérer du carton et des pions en bois pour les protos.

Une fois positionné, le matos est tout mimi et donne envie de jouer. Les petits dinos donnent un semblant de thématique qui ne sert à rien à ce stade, mais qui juste agrémente la chose.

Je joue donc contre moi-même.

NON, je ne suis pas schizophrène !!

Et moi non plus…

Le bilan est des plus positifs. C’est simple, ça paraît plutôt malin, et même si jouer seul manque forcément de piquant, je vois bien qu’il y a matière à faire quelque chose avec ça.

Déjà, de suite, comme le système fonctionne bien, j’ai envie de rajouter un peu de variété.

Alors je confère un effet spécifique à chacune des cases du jeu : le joueur qui vide cette case à l’issue de son déplacement DOIT en appliquer l’effet. Fun + rejouabilité.

Voici à ce stade à quoi ça ressemble sur mon ordinateur (oui j’utilise powerpoint plutôt que photoshop… l’âge et la fainéantise sans doute) :

Le vendredi soir, c’est donc avec ce proto des plus épurés que je pars au repaire. Et là, pendant l’apéro, ce sont au moins 5 ou 6 parties qui se sont enchaînées.

Les impressions du matin sont confirmées : c’est rapide (5 – 10 minutes), intense, et assez retors, ce qui n’est pas pour me déplaire.

Bref, il y a sans doute encore un peu de développement à faire, pour plus de variété encore dans les effets, pour bien s’assurer que, par exemple, qu’il n’y ait pas un avantage prépondérant pour l’un des deux joueurs. Mais c’est du détail. Du facile à faire. Et dès ce vendredi soir, je suis à la tête d’un jeu pour ainsi dire terminé, et déjà présentable à un éditeur.

Sauf que… ça m’a obsédé toute la nuit suivante.

Parce que une fois de plus, il s’agit d’un jeu à deux, qui me plait déjà énormément, mais qui ne remplit pas le besoin de travailler pour moi-même sur un projet de plus grande envergure.

Et puis je sens qu’avec cette petite mécanique, je tiens quelque chose qui peut se prêter à construire quelque chose de plus costaud, de plus ambitieux. Bref, j’ai peut être la base d’une autre aventure…

…à suivre…

38 « J'aime »

Merci pour cet article passionnant qui donne vraiment envie de connaître la suite! :)

1 « J'aime »

Article très intéressant! Vivement la suite!!

petite question Bruno : tous ces petits jeux que tu inventes régulièrement (génial dans l'ensemble), tu ne penses pas que tu aurais pu en faire des plus gros jeux avec plus de temps? comme par exemple, celui que tu es en train de nous préparer :) Et que, du coup, tu es peut-être passé à côté des choses intéressantes..

J'aime bien ce type de jeu qui allie le fun et la stratégie.

Et, à l'instar du tournant que prend Tric-Trac dans sa volonté de nous montrer les coulisses de tournage, les coulisses des maisons d'éditions, j'apprécie ces moments de convivialité où sont évoqués la conception d'un jeu, par l'auteur lui-même.

Merci

;o)

C'est vraiment chouette cet article!

Le seul problème que j'y vois, c'est la frustration ÉNORME de ne pas pouvoir tester le jeu avant plusieurs semaines, voire des mois car je demeure au Québec! Cela dit, je ne râlerai pas davantage et je vais plutôt te dire un gros merci Bruno pour tous ces jeux que tu produis, petits ou grands.

Mes «Cathala» (les jeux et non le maigret-frites) sont de petits joyaux de ma ludothèque et il me tarde dans découvrir de nouveaux, et particulièrement celui-ci!

Bruno, il faut que tu dormes !!! ;)

2 « J'aime »

Apres Cyril, l'ystarien frénétique , voici Bruno , le Schizo hyperactif. Vous êtes passionnant Monsieur, vivement la suite.

Passionnant!

Merci Monsieur Bruno.

........Garçon !!!.... Un Cathala s'il vous plait! Un de plus à venir dans ma lodutheque.

Très sympa a lire en effet

Je ne me rendais pas compte a quel point ça travail ça bouillonne dans la tête

Et surtout que vous êtes très pris par le temps, je me rappel d'un petit statut sur FB de vous qui disais qu'en gros vous aviez de plus en plus envie de faire un gros jours lourd a la limite de l'ameritrash ^^

Mais je comprends mieux maitenant

Vous savez les journées devraient faire 48heures

Hâte de lire la suite

très bien écrit , merci !

La suuiiiiiiite viiiiite !

Tout se tient : la nuit vous pensez à faire des trucs à deux et au final, très souvent, ça nous donne beaucoup de plaisir.

3 « J'aime »

Feuilleton à suivre génial : Vivement la suite !

J'ai eu la chance d'y jouer durant Ludinord et mon constat est simple : c'est tout simplement le meilleur jeu auquel j'ai eu l'occasion de jouer depuis un an au moins. Il connaitra à minima la carrière d'un Small World. C'est aisé d'apprentissage, très fin et très intelligent. Typiquement selon moi le genre de jeu qui apporte sa pierre à l'édifice.

6 « J'aime »

super !!!! encore plus d'envie de l'avoir

@fred henry pareil, un jeu avec beaucoup d'opportunisme qui va devenir un classique.

J'y ai joué au Double Six de Saint Herblain et c'est très intéressant, la victoire je joue autant sur les actions du plateau que sur la capacité de ne pas trop dépenser lors de la phase d'enchère. J'espère que DoW va nous faire un joli boulot d'édition car le jeu le mérite.

Le jeu n'est pas sans rappeler un peu un des derniers jeux de Bruno "Longhorn", il y a quelques ressorts communs même si le résultat est totalement différent.

@Bruno : Ces 2 jeux ont-ils été développés en parallèle où alors c'est juste moi qui est l'impression de voir une "parenté".

2 « J'aime »

@lonis Pour le coup, 100% avec toi, j'ai cru que j'étais dans un récit de la création de Longhorn.

Je pense (mais sans infos de plus) qu'on peut parler de racines communes, oui.

Merci à Bruno de faire partager son processus de création...

Après je suppose que l'expérience aidant il arrive de suite à générer un bon projet (quant un auteur débutant mettrait des semaines à conceptualiser) mais ça donne une idée assez clair du comment ça se passe dans la tête de l'auteur.

Y a plus qu'à attendre la suite (avant le jeu) sachant que @fred henry le considère comme le meilleur jeu auquel il a joué depuis un an...V'là la pression :)

Super billet, vivement la suite !

C'est frustrant ces cliffhanger de fin d'épisode...

2 « J'aime »