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AVANT-PROPOS : La mort, sa vie, son œuvre…
La mort nous attend tous, c’est une des seules certitudes que nous puissions avoir sur notre avenir. Cette perspective n’est pas la plus riante qui soit et l’Homme cherche depuis longtemps à répondre à ces questions existentielles : Pourquoi meurt-on ? Qu’y a-t-il après la mort ?
Le malaise évident que ces interrogations entraînent a trouvé des réponses variées dans les mythes, les religions et la philosophie. Néanmoins ces réponses ne sont pas satisfaisantes pour le biologiste qui recherche des explications de nature fonctionnelle et « mécanique » aux processus biologiques. Ainsi nous pouvons considérer que, pour notre biologiste, ce qui se passe après la mort est clairement défini : après la mort d’un organisme il y a la décomposition, assurée par de nombreux autres organismes… Il a donc bien une vie après la mort ! Et même de nombreuses vies puisque les organismes décomposeurs sont variés (animaux nécrophages : hyènes, vautours, etc., champignons saprophages, bactéries diverses). Cette boutade nous laisse cependant avec des questions sans réponses : Pourquoi meurt-on, c’est à dire quelle est la fonction biologique de la mort ? Et comment meurt-on, c’est à dire quels sont les processus biologiques qui aboutissent à la mort ?
I- Qu’est-ce que la mort ?
Ouvrons le dictionnaire ; le petit Robert (1993) nous donne comme définition : « Mort : Cessation définitive de la vie […]. Arrêt complet et irréversible des fonctions vitales (d’un organisme, d’une cellule) […] ». La mort ne se caractérise donc t’elle que par l’arrêt des fonctions biologiques, la fin du maintien de l’homéostasie au sein de l’organisme ? Dans ce cas, on peut considérer la mort comme un non-phénomène qui ne se définirait que comme l’arrêt de la vie… Un tel non-phénomène est-il biologiquement étudiable ?
1.1- Mort violente et mort naturelle
Commençons par distinguer mort « violente » et mort « naturelle ». La mort peut survenir suite à des causes « accidentelles » ; qui provoquent l’arrêt brutal du fonctionnement de l’organisme (prédation, accidents, maladies) : c’est la mort « violente ». Cependant, même en l’absence de tels phénomènes, la plupart des organismes finissent inéluctablement par mourir « de vieillesse » : c’est la mort « naturelle ».
1.2- Mort et vieillissement
La mort « naturelle », liée à l’écoulement du temps, semble appartenir à la nature même du vivant. Cette mortalité n’intervient pas au hasard : la probabilité qu’elle survienne augmente avec l’âge de l’organisme : c’est le vieillissement.
Pour la plupart des espèces le vieillissement ne s’observe pas dans le milieu naturel où la mort accidentelle prédomine ; néanmoins en éliminant les sources de mortalité accidentelles expérimentalement ou en étudiant des espèces pour lesquelles celles-ci restent marginales, on peut distinguer trois grandes classes de vieillissement1 :
i)Les espèces à « mort subite », chez lesquelles la mort suit brutalement la reproduction : Le faux bourdon, à l’issue d’un vol nuptial intensif retombe au sol épuisé et meurt. Les souris marsupiales atteignent leur maturité sexuelle en moins d’un an puis les mâles, à l’issue d’une période d’hyperactivité sexuelle, subissent une « sénescence » rapide et stéréotypée menant à la mort en quelques semaines. Cette sénescence est intimement liée à la reproduction puisque la castration permet de la prévenir (cité dans Klarsfeld and Revah 2001). On peut également y inclure certains poissons comme les saumons et anguilles et toutes les plantes « annuelles ». Pour ces espèces, la notion de vieillissement n’est peut-être même plus pertinente puisque la mortalité reste relativement constante jusqu’à la fin de la période de reproduction où elle devient inévitable. Notons que tous ces exemples suggèrent l’existence d’un lien entre reproduction et mortalité.
ii)Les espèces à vieillissement graduel, chez lesquelles la mortalité augmente progressivement avec l’âge. Le taux de survie de ces espèces suit une courbe dite de Gompertz-Makeham. Tous les mammifères placentaires (et en particulier l’homme) et certains arthropodes, comme la drosophile ont ce type de vieillissement.
iii)Les espèces à vieillissement négligeable, pour lesquelles la mortalité reste constante en fonction du temps. La plupart d’entre elles appartiennent au monde végétal. Le séquoia peut vivre jusqu’à 5000 ans, cette limite étant plus structurelle que réellement biologique (il atteint une telle taille que les contraintes mécaniques qui s’exercent sur son tronc excèdent ses capacités de résistance), un plan de myrtilles détient le record : 13000 ans ! On trouve probablement également dans cette classe des arthropodes comme le homard ou les reines des insectes sociaux, ainsi que certains poissons et oiseaux ; mais aucun mammifère. Notons que les espèces à vieillissement négligeable sont fréquemment des espèces à croissance continue (séquoia, homard, etc.)… le vieillissement serait-il lié à l’arrêt de la croissance des organismes ?
1.3- Mort et longévité
Les organismes ont une durée de vie maximale, ou longévité, spécifique de l’espèce à laquelle ils appartiennent. Notons immédiatement que le fait même que différentes espèces et, surtout, différentes populations d’une même espèce aient des longévités différentes suggère que la durée de vie maximale soit déterminée ou du moins limitée de manière « intrinsèque » par des facteurs génétiques. Nous reviendrons plus loin sur la notion de « gènes de longévité » ou de « gènes du vieillissement ».
Un vieillissement de type « mort subite » n’est pas nécessairement synonyme de faible longévité : les saumons vivent plusieurs années avant de remonter les rivières pour se reproduire, certains bambous dépassent le siècle avant de fleurir et de mourir de façon synchrone. De même, vieillissement graduel n’est pas synonyme de grande longévité ; l’augmentation du taux de mortalité peut-être très rapide tout en étant graduelle : la durée de vie de la drosophile est de l’ordre du mois, celle de la musaraigne de l’année. Enfin, vieillissement négligeable n’est pas synonyme d’immortalité : les organismes à l’abri des ravages du temps sont toujours soumis à la prédation, la maladie et aux autres aléas de la vie…
1.4- Mort et sénescence
Pour les espèces à vieillissement graduel, on observe un déclin progressif des capacités de l’organisme au cours du temps : c’est la sénescence, qui est fréquemment abusivement appelée vieillissement. La sénescence peut être considérée comme la perte progressive de la capacité d’adaptation d’un organisme aux conditions de l’environnement. Elle se traduit par une plus grande vulnérabilité de l’organisme aux agressions du milieu et s’accompagne d’une augmentation de la vulnérabilité face aux maladies liés à l’âge, en particulier les maladies dégénératives. On peut étudier la sénescence à différentes échelles, de l’organisme entier au système enzymatique ou structurel, en passant par la cellule individuelle et les organes ; ce qui permet de mettre en évidence un « vieillissement différentiel » : tout les tissus et tout les composants tissulaires ne sont pas aussi sensibles aux effets du temps.
Dans le cas d’espèces à « mort subite » on parle souvent de sénescence après la période de reproduction, cette notion est toutefois discutable, nous ne l’aborderons pas dans le cadre de cet avant-propos.
1.5- Vie et mort d’un organisme
La vie d’un organisme à vieillissement graduel peut être résumée en une succession d’étapes :
i)Fécondation2, qui marque le début de l’existence d’un nouvel individu.
ii)Développement, au cours duquel la structure de l’organisme se met en place.
iii)Sénescence, qui voit cette structure se dégrader progressivement.
iv)Mort, qui survient lorsque la dégradation de la structure de l’organisme ne lui permet plus d’assurer ses fonctions biologiques.
La sénescence commencerait donc dès la fin du développement embryonnaire et s’achèverait par la mort. Ce point de vue suppose que la mort soit une conséquence de la sénescence de l’organisme (en d’autres termes la sénescence augmente la probabilité de mourir et cause donc le vieillissement, c’est pourquoi l’on peut considérer les deux termes comme « synonymes »). Trouver la fonction et les causes de la mort reviendrait donc à trouver celles de la sénescence…
II- La mort, pourquoi ? (ou Théories ultimes du vieillissement)
2.1- Mourir sert-il à quelque chose ?
Depuis Claude Bernard, le souci constant des biologistes a été de trouver une utilité, une fonction aux processus biologiques. Dans cette optique la mort doit donc être un phénomène bénéfique à la vie. Elle est alors envisagée comme une adaptation évolutive, sélectionnée dans l’intérêt des espèces : les organismes âgés et peu performants, mourraient afin de « faire place aux jeunes » dans les écosystèmes : « l’espèce se protège elle-même lorsqu’elle fait mourir naturellement ses individus ; elle sauvegarde son propre rajeunissement » écrivait Edgar Morin en 1970 (Morin 1970). De plus, la mortalité, alliée à la reproduction, rend l’évolution possible en induisant le renouveau permanent des individus au sein des populations : toujours en 1970 François Jacob considère ainsi que « l’autre condition (avec la reproduction) nécessaire à la possibilité même d’une évolution c’est la mort, non la mort venue du dehors, comme conséquence de quelque accident. Mais la mort imposée du dedans, comme une nécessité prescrite, dès l’œuf, par le programme génétique lui-même » (Jacob 1970). Cette idée, consolante, que la mort soit d’une manière ou d’une autre bénéfique ou utile à la vie est toujours populaire ; ainsi l’article « mort » du Grand Larousse Universel de 1993 résume les deux arguments cités ci-dessus : « l’utilité de la mort est évidente : elle seule permet à la biosphère de trouver place sur une planète qui ne grandit pas ; elle seule rend possible l’évolution biologique ». Cependant cette théorie se heurte au fait que la sélection naturelle n’agit pas de manière planifiée, sur le long terme, à l’échelle des espèces ; mais qu’elle agit au niveau des individus et en fonction des bénéfices immédiats. Elle est en fait en totale contradiction avec la vision moderne de la théorie darwinienne de l’évolution et doit être rejetée.
Comme nous l’avons mentionné plus haut, en condition naturelles, la majorité des organismes meurt de causes accidentelles avant même d’atteindre un âge avancé, il ne parait donc pas nécessaire d’inventer un processus (le vieillissement) pour permettre aux populations de se renouveler ! De plus, il suffit de d’observer la diversité de la longévité et des modes de vieillissement à travers les espèces, et surtout la quasi-immortalité de certaines d’entre elles pour se convaincre que vieillir n’est pas une nécessité universelle et pour réfuter l’idée d’une utilité générale de la mort…
2.2- La mort est-elle réellement une fatalité ?
Comme nous l’avons mentionné, certaines espèces ne semblent pas sensibles aux effets du temps : elles ne vieillissent pour ainsi dire pas et ne présentent aucun signe évident de sénescence. Nous allons voir en effet que le vieillissement n’est pas un processus obligatoire en faisant appel à quelques notions (très sommaires) de thermodynamique.
D’un point de vue thermodynamique l’être vivant est un système hautement ordonné. Le principe d’entropie implique qu’un tel système doit forcément tendre à se désordonner au cours du temps. Cependant un organisme est capable de maintenir sa structure (homéostasie) car il n’est pas un système clos ; mais un système ouvert : il peut échanger matière et énergie avec le reste de l’univers. Ceci lui permet d’assurer le maintien de son organisation au prix de l’augmentation du désordre (ou entropie) dans un autre système3 : il absorbe de l’énergie (nourriture) et évacue des déchets et de la chaleur (il se débarrasse d’une partie de son entropie). Un tel système est donc a priori tout à fait capable de maintenir son organisation indéfiniment tant que son approvisionnement en énergie reste possible. Il n’y a donc pas d’obstacle théorique à un fonctionnement non limité dans le temps des organismes : la sénescence et la mort ne sont donc pas inéluctables. Pourtant, nous l’avons vu, ce n’est pas ce que l’on observe pour la grande majorité des espèces animales… pourquoi ?
Plus que le maintien de leur structure, la caractéristique fondamentale des êtres vivants est la capacité de transmettre cette structure, c’est à dire de se reproduire. Créer une nouvelle structure ordonnée nécessite évidemment de l’énergie : la reproduction a un coût. L’organisme vivant est donc traversé en permanence par des flux d’énergie : il faudrait donc que le flux d’énergie entrant (nourriture) soit égal au flux sortant (« coût de reproduction ») et aux « frais de maintenance » pour que les organismes aient une vie éternelle. Mais la sélection naturelle s’oppose à cette situation idéale, comme nous allons le voir ci-dessous.
2.3- De l’inutilité de la mort
Les théories évolutives du vieillissement actuelles ont été articulées principalement par Peter Medawar, Georges Williams et Thomas Kirkwood (Medawar 1952; Williams 1957; Kirkwood and Holliday 1979). Elles s’inscrivent dans le cadre de la vision (néo)darwinienne de l’évolution.
Peter Medawar fait remarquer que les causes inévitables de mortalité accidentelle font que la probabilité qu’un individu ait des descendants décroît continuellement en fonction du temps : il arrive inévitablement un moment où la probabilité qu’un organisme soit toujours en vie et, a fortiori, qu’il se reproduise, devient quasi nulle. D’un point de vue darwinien, ceci se traduit par le fait que le pouvoir de la sélection naturelle de diffuser ou d’éliminer des gènes devient de plus en plus faible en fonction de l’âge auquel ces gènes exercent leurs effets. Donc, du fait des causes environnementales de mortalité « accidentelle », la sélection naturelle est incapable d’éliminer les allèles ayant des effets néfastes aux âges avancés4. Avec le temps ceux-ci s’accumuleraient dans le pool génétique de l’espèce. Dans ce cas, les organismes âgés doivent souffrir de nombreux dysfonctionnements : c’est bien ce que l’on observe et que nous avons nommé sénescence !
Pour Georges C. Williams, cette accumulation d’allèles « délétères-tardifs » est potentiellement amplifiée par d’éventuels « effets pléiotropes antagonistes » : le même allèle d’un gène donné peut avoir des effets positifs chez un individu jeune et des effets négatifs chez un individu âgé. Puisque le pouvoir de la sélection naturelle est plus important dans les premiers temps de la vie, les effets néfastes tardifs ne contrebalanceront pas les effets bénéfiques précoces : un tel allèle sera favorisé évolutivement et se répandra dans la population.
Thomas Kirkwood voit le vieillissement comme le résultat d’un « troc évolutif » (trade-off) entre maintenance de l’organisme et reproduction. En partant de la constatation qui servi également de point de départ à Charles Darwin, à savoir que les ressources environnementales en énergie sont limitées et que les organismes sont en compétition pour y accéder, il fait observer que les organismes n’ont donc, dans la plupart des cas, pas accès à suffisamment d’énergie pour assurer pleinement à la fois le maintien de leur structure et leur reproduction. Or, d’un point de vue évolutif, le succès d’un individu réside dans sa capacité à avoir le plus grand nombre de descendants possible et non pas à vivre le plus longtemps possible. Ainsi, si un organisme équilibre sa consommation en énergie afin de maximiser son succès reproductif au détriment de la maintenance de ses cellules somatiques, il va être positivement sélectionné par la sélection naturelle. C’est la théorie du « soma jetable » : tout investissement destiné à assurer à l’organisme une longévité potentiellement illimitée, si il doit se faire au détriment de sa reproduction, est contre sélectionné évolutivement5.
En résumé, le vieillissement et la mort « naturelle » découlent donc du fonctionnement de la sélection naturelle, soit qu’elle ne puisse éviter l’accumulation des allèles délétères qui limitent la longévité sans réduire le succès reproductif, soit même qu’elle retienne de tels allèles pour d’autres effets précoces positifs. Néanmoins, le vieillissement et la mort ne sont pas des adaptations évolutives, ils ne sont pas apparus pour les bénéfices qu’il apporteraient aux individus. Il ne s’agit que de conséquences secondaires, indirectes, contingentes, de l’optimisation d’une (de l’unique ?) fonction réellement importante des êtres vivants : la reproduction.
En conclusion, la mort n’a pas d’utilité (le bien des générations suivantes, le grand équilibre karmique du cosmos…) ; elle n’existe que parce que passé un certain âge, vivre ne sert plus à rien (d’un point de vue évolutif, entendons nous bien).
III- La mort, comment ? (ou Théories mécaniques du vieillissement)
Nous venons de voir que la théorie du vieillissement dite du « soma jetable » suppose que le non-maintien ou la maintenance imparfaite de la structure des organismes est favorisé évolutivement. Nous pouvons donc redéfinir la sénescence comme étant ce défaut de maintenance ; cette sénescence étant la cause du vieillissement, c’est à dire de l’augmentation de la probabilité de mourir en fonction de l’âge. Cette vision correspond à la théorie du vieillissement dite des « dommages cumulatifs » proposée par Orgel en 1963 (Orgel 1963). Comprendre les causes « mécaniques » de la mortalité suppose alors d’identifier les dégâts subis par les organismes qui engendrent ces coûts de maintenance, et de comprendre en quoi les mécanismes de maintenance sont imparfaits.
3.1- Vieillissement et métabolisme : la théorie « du taux de vie »
Il existe un lien étroit entre la température et la durée de vie des invertébrés. Ainsi, il est connu depuis presque un siècle que la durée de vie des mouches Drosophila melanogaster décroît d’un facteur 10 entre 10°C et 30°C (Loeb and Northrop 1916; Loeb and Northrop 1917). Or, il est bien connu que la vitesse à laquelle s’effectuent les réactions chimiques est fonction de la température. Il était donc tentant de proposer que la longévité soit directement reliée au taux auquel se produisent les réactions chimiques de l’organisme, plus spécifiquement celles impliquées dans le métabolisme énergétique. C’est la théorie du taux de vie (« rate of living »), proposée par Pearl en 1928 (Pearl 1928), elle stipule que la durée de vie moyenne des espèces à vieillissement graduel est déterminée par leurs taux métaboliques. De manière surprenante, les mammifères semblent se comporter de manière compatible avec cette théorie : Georges Sacher fit en effet remarquer que les mammifères de grande taille ont un métabolisme comparativement inférieur à celui des espèces de petite taille et vivent plus longtemps qu’elles (Sacher 1959). De plus, en 1908, Max Rubner a mesuré la consommation d’énergie chez différentes espèces de mammifères et a trouvé ce résultat étonnant : leur dépense énergétique totale (au cours de la vie) rapportée à un gramme de tissu corporel (c’est-à-dire finalement à une cellule) est à peu près égale (Rubner 1908 ; cité dans Finch 1990).
Le fonctionnement cellulaire serait donc lui-même la cause fonctionnelle du vieillissement, de l’usure cellulaire. Se pourrait-il que toute cellule ait une capacité métabolique intrinsèquement limitée ? Le vieillissement cellulaire serait-il physiologiquement inévitable ?
3.2- Vieillissement et stress oxydant : la théorie « des radicaux libres »
Initialement le mécanisme liant métabolisme et longévité était inconnu. Dans les années cinquante, Denham Harman, reformulant la théorie des dommages cumulatifs d’Orgel, a proposé la théorie des « radicaux libres » (Harman 1957; Harman 1962; Harman 1973; Harman 1992a; Harman 1992b). Il supposait que des espèces radicalaires dérivées de l’oxygène sont produites dans les cellules et y provoquent une accumulation de dommages oxydatifs, aboutissant des dysfonctionnements cellulaires et -ultimement- à la mort de l’organisme. La notion que de tels radicaux libres soient produits de façon endogène par les cellules est restée controversée longtemps, jusqu’à la découverte de l’enzyme superoxyde dismutase (SOD) en 1969 (McCord and Fridovich 1969; McCord and Fridovich 1988) dont la seule fonction semblait être de détruire les anions superoxyde, ce qui impliquait donc que ce radical soit présent dans les cellules.
Le fait que, dans les cellules eucaryotes, les mitochondries consomment l’essentiel de l’oxygène fait qu’elles sont probablement le lieu principal de production des espèces réactives de l’oxygène. Or, elles sont également responsables de la production de la plus grande partie de l’énergie cellulaire : les mitochondries forment donc le lien putatif entre métabolisme et production de radicaux libres. La théorie du « rate of living », celle des dommages cumulatifs et celle des radicaux libres forment alors un tout cohérent : plus le taux métabolique est élevé, plus les mitochondries consomment d’oxygène, plus elles produisent « accidentellement » des espèces réactives dérivées de l’oxygène, plus les dommages cellulaires s’accumulent et donc plus la durée de vie diminue.
Notons que la corrélation entre taux métabolique et longévité n’est pas strictement vérifiée chez tous les organismes, ainsi les oiseaux, les chiroptères (chauves-souris) et les primates vivent plus longtemps que leurs taux métaboliques ne le suggèrent. Cependant, l’analyse de la production des radicaux libres chez ces espèces à montré qu’à un niveau métabolique donné leurs mitochondries en produisent moins que celles des autres espèces (Ku, Brunk et al. 1993a; Ku and Sohal 1993b). Ceci indique que c’est bien la production d’espèces réactives de l’oxygène (ERO) et non le taux métabolique qui corrèle avec la durée de vie.
3.3- Vieillissement et restriction calorique : encore un coup des radicaux libres ?
Dans les années 1930, des expériences ont permis de faire apparaître un accroissement de la longévité chez des rats et des souris de laboratoire dont l’apport alimentaire était limité (McKay and al. 1935; Nicolas, Lanzmann-Petithory et al. 1999 ; Lane 2001, FIG. I2). Ces résultats ont été reproduits chez presque toutes les espèces testées, y compris chez la levure6, la drosophile, le nématode C. elegans et probablement les primates (référencés dans le tableau I2, FIG. tab I2). Une telle « restriction calorique » était initialement interprétée comme une diminution du métabolisme, soutenant ainsi la théorie du taux de vie. Mais en y regardant de plus près, on s’est aperçu qu’en fait, après une période d’adaptation à leur nouveau régime, les animaux sous alimentation restreinte ont un taux métabolique comparable, voire légèrement supérieur à celui des animaux nourris ad libitum (McCarter, Masoro et al. 1985). Coup fatal pour la théorie du taux de vie…
Mais si elle n’agit pas en limitant leurs taux métaboliques, comment expliquer les effets de la restriction calorique sur la longévité des organismes ?
L’hypothèse la plus en vogue actuellement est que la restriction calorique retarde le vieillissement en modifiant les réponses au stress environnementaux. Elle agirait comme un « stress métabolique », modéré, mais prolongé, qui « préconditionnerait » les animaux de telle sorte que leurs réponses globales aux agressions environnementales soient augmentées. Plusieurs travaux ont en effet montré que l’exposition à différents stress, maintenus à un faible niveau, peut allonger la durée de vie chez certains animaux modèles dont la drosophile (Khazaeli, Tatar et al. 1997; Shama, Lai et al. 1998; Le Bourg and Minois 1999; Le Bourg, Minois et al. 2000; Minois 2000; Rattan 2000; Le Bourg, Valenti et al. 2001; Verbeke, Fonager et al. 2001). En particulier, la restriction calorique pourrait passer par la réduction des stress oxydatifs : en effet, en condition de restriction calorique plusieurs marqueurs de dommages oxydatifs ou de production de radicaux libres sont réduits alors que la SOD et l’HSP-70, enzymes protecteurs contre les radicaux libres, sont surexprimés (ces données sont résumées dans le tableau I3 FIG. tab I3).
IV- Enjeux et perspectives de la gérontologie expérimentale
Nous avons vu que la mort n’est pas une fatalité, irréductiblement liée à la nature même de la vie ; mais le résultat contingent de l’action de la sélection naturelle et donc de l’environnement dans lequel les organismes vivent. Ceci explique que certaines espèces, en particulier végétales, soient épargnées par la mort « naturelle », si leur écologie les met à l’abri de la mort accidentelle7. La majorité des organismes animaux sont néanmoins soumis aux ravages du temps qui passe : ils vieillissent, c’est à dire que leur taux de mortalité augmente avec l’âge et ce vieillissement s’accompagne d’une dégradation progressive des fonctions physiologiques, comportementales et cellulaires des organismes, ainsi que d’une susceptibilité plus grande de développer des maladies liées à l’âge : c’est la sénescence. Pour ces espèces les causes mécaniques du vieillissement semblent être liées au mécanismes de résistance aux stress et en particulier au stress oxydant provenant principalement du métabolisme énergétique.
Identifier clairement les mécanismes responsables du vieillissement nous permettrait de lutter contre leurs effets délétères de manière préventive, en limitant les sources de dégâts biologiques, et palliative, en suppléant les mécanismes de maintenance et de réparation insuffisants. Les intérêts sanitaires et économiques en jeu sont immenses : la population des pays industrialisés vieillit8 sous les effets conjoints de la baisse de la natalité et de l’augmentation constante l’espérance de vie humaine ce qui crée de réels problèmes médicaux et sociétaux (explosion des dépenses de santé, essor de la gérontologie) et ouvre un nouveau marché pour l’industrie pharmaceutique (Depret and Hamdouch 2001).
Un effort de recherche considérable est en cours, avec l’apparition d’un nouveau champ de recherche en biologie : la gérontologie expérimentale. L’utilisation de modèles animaux et le recours aux méthodes de biologie moléculaire ont fait passer la gérontologie du cadre théorique et descriptif à l’expérimental, au manipulable ; d’anciennes théories ont pu être réfutées, confirmées ou affinées et certaines causes du vieillissement commencent ainsi à être identifiées. Il semble aujourd’hui probable qu’il existe des mécanismes spécifiques aux différentes espèces ; mais néanmoins la découverte principale est sans doute celle du rôle majeur et potentiellement universel que joue la résistance aux stress, et en particulier la résistance au stress oxydant, dans le vieillissement. De fait, le stress oxydant est devenu un véritable leitmotiv dans les publications sur le sujet et est même un argument de vente pour des produits cosmétiques ou des biscuits diététiques !
Nous allons commencer par présenter les données qui lient le stress oxydant au vieillissement (p.30) ; puis nous détaillerons la notion de stress oxydant en passant en revue les radicaux susceptibles de se former dans les organismes ainsi que leurs modes de production (P.46) et les dégâts qu’ils provoquent au niveau moléculaire (p.57). Nous dresserons ensuite un inventaire des systèmes de défense qui luttent contre ces molécules toxiques ainsi que des systèmes en charge de réparer les dégâts qu’ils occasionnent aux molécules biologiques (p.68).
Notes de bas de page :****
1. Pour plus de détails sur ces trois modes de vieillissement on pourra consulter : Finch, C. E. (1990). Longevity, senescence and the genome. Chicago, University of Chicago Press.
2. Dans le cas d’un organisme diploïde, bien entendu…
3. Comme le réfrigérateur qui génère du froid (ordre) en son sein en produisant de la chaleur (désordre) à l’extérieur, en utilisant une source d’énergie externe (courant électrique).
4. Mais aussi de propager des gènes favorisant une très forte durée de vie ! Ce qui est logique, il ne « sert » à rien de construire un organisme capable de vivre plus longtemps qu’il n’est probable au vu des conditions du milieu…
5. On observe effectivement l’existence de ce « troc évolutif » (trade-off) entre reproduction et longévité dans la nature; De nombreuses données expérimentales sont disponiblen en particulier chez en particulier chez la drosophile (Rose, M. R. (1984). Evolution 38: 1004; Austad, S. N. (1993). J. Zool 229: 695-708; Finch, C. E. and M. R. Rose (1995). “Hormones and the physiological architecture of life history evolution.” Q Rev Biol 70(1): 1-52.). Réciproquement, au laboratoire, des lignées de drosophile subissant une mortalité « accidentelle » artificiellement accrue pendant plusieurs générations voient l’âge de leur maturité sexuelle s’abaisser et leur longévité diminuer (Rose, M. R. (1999). “Genetics of aging in Drosophila.” Exp Gerontol 34(5): 577-85.), alors qu’à l’inverse des lignées sélectionnées pour une reproduction tardive pendant plusieurs générations (en ne permettant qu’aux descendants des femelles âgées de se développer) voient leur longévité augmenter (elle double en 20 ans de sélection, cf. Rose, M. R. (1984). Evolution 38: 1004.). Les cas extrêmes étant ceux des organismes comme le saumon, le bambou ou de nombreuses plantes annuelles, ayant une période de reproduction unique dont la mort subite est l’issue obligatoire ; mais dont l’intensité suicidaire maximise l’efficacité : toutes les réserves disponibles sont utilisées pour maximiser la descendance au détriment du maintient de l’individu.
6. Le concept de « longévité » chez S. cerevisae est assez particulier, on en trouvera une description dans : Guarente, L. and C. Kenyon (2000). “Genetic pathways that regulate ageing in model organisms.” Nature 408(6809): 255-62.
7. La possibilité de grandir indéfiniment (croissance continue ou reproduction végétative) semble également être un facteur important pour échapper au vieillissement, ce qui suggère que les changements délétères limitant la durée de vie soit dus au moins en partie à la dégénération (ou l’absence de régénération) de certains organes, tissus ou types cellulaires.