j’ai pris mon temps pour lire les 20 pages tout en balançant mes quelques idées sur le sujet. Donc, c’est très long. Pas forcément passionnant car totalement décousu. Mais maintenant que c’est fait, je pourrai réfléchir plus à des points précis.
D’avance, je suis désolé pour celui qui s’armera de courage/folie et lira jusqu’au bout 
petit préambule: sur ce genre de sujet, il est facile de déterminer un flux de valeur (l’argent qui part vers KS plutôt que circuit tradi par exemple) mais quasiment impossible de déterminer s’il existe un flux inverse et de quelle quantité/qualité (quelle valeur l’energie/visibilité de KS apporte au circuit trad).
je participe à des KS depuis ce qui me semble être une éternité… alors qu’il s’agit seulement de 5 années. Mon premier pledge fut Alien Frontiers en 2010. Un vrai boom à l’époque, avec des chiffres qui donnaient le vertige (et je n’exagère aucunement) :
financé en seulement 10 jours
plus de 200 backers
et un record astronomique de quasiment $15.000!
Je m’intéressais à KS depuis déjà quelques temps, pas vraiment pour du ludique (tout en suivant du coin de l’oeil). Et aucun jeu n’avait de toute façon retenu mon attention jusque là.
Aujourd’hui, le dernier record breaker équivalent (au moins en terme de “mediatisation”) accumule 100 fois plus de backers et 250 fois plus de CA.
Forcément, le contraste entre KS il y a 5 ans et KS aujourd’hui laisse la place à tous les essais possibles de prospectives. Mais, ça, c’est de la prospective de manchette sans réel intérêt. Parce que, dans les faits, ces 5 années de KS, elles n’ont pas changé grand chose dans l’univers du jeu.
A part:
l’apparition de nouveaux acteurs. CMON en tête, KS c’est la fête du “fondeur”. Cette explosion correspond à un vide réel du marché, face à tout un pan du hobby laissé à l’abandon avec ses références trop chères (dixit les boutiques spés), trop niches etc. Non seulement KS leur a ouvert un accès direct à leur clientèle mais celle-ci s’est révélé être bien plus vaste/réceptive qu’on le pensait. Et débordant largement du cadre pur des figurinistes.
Effet pervers, mais prévisible: cette abondance de matériel, tant en quantité qu’en qualité, ne peut que déborder du cadre strict des jeux à figs. Après 15 ans de meeples/kubenbois, ce n’est ni étonnant ni inatendu. Certains éditeurs vont réussir à intégrer cette donne à leurs catalogues. Un CMON en profite pour se diversifier et étoffer/élargir son catalogue, il a probablement maintenant le poids/réputation suffisante pour devenir un acteur “normal”. Et on voit même revenir Hasbro sur le marché.
C’est pour moi l’effet majeur de KS: une bascule du jeu “à l’allemande” au matériel épuré vers plus “d’immersif”. Tout un pan du secteur, délaissé, trouve enfin une vitrine/voix (pas d’erreur de typo) et en profite pour s’exprimer. L’expression “il suffit de mettre du plastique pour vendre sur KS” (qui, en passant, est fausse), traduit amha en réalité un manque cruel d’écoute/satisfaction d’une large partie du hobby
Mauvaise nouvelle pour les boutiques : cette clientèle capable de claquer des centaines de $ pour un jeu, elle est désormais habituée à passer par Internet. Et aussi habituée à crouler sous les bonus et le kiloplastic. La récupérer, totalement ou partiellement va être mission impossible. D’autant que ce genre de jeu dépasse les habitudes/savoir-faire des éditeurs “classiques”. Pour autant, plus que les boutiques, ça risque d’être des éditeurs qui en feront les frais. L’esthétique a pris de plus en plus de parts dans la recette de nos jeux, c’est flagrant depuis quelques années. KS n’y est pas étranger. (note: cette tendance s’étend aussi aux éditeurs classiques, évidemment. Le niveau d’esthétisme actuel n’a rien à voir avec il y a seulement 5 ans…)
Mais KS a permis aussi l’apparition d’un autre genre d’éditeurs: les sociaux. C’est un modèle totalement viable depuis Cards Against Humanity. TMG, Green Couch, Stonemaier et quelques autres: ces éditeurs fonctionnent sur des communauté existant principalement ou totalement via et grâce à Internet. Et vivant sans, ou avec très peu, de présence en boutique. Ce n’est pas très grave pour les boutiques, vu que la masse est microscopique (et qu’à terme, ils retrouveront la voie classique). Mais l’effet psychologique de l’absence de la marque auquel le joueur est attaché émotionnellement est probablement bien plus négatif qu’on ne le mesure. Pourquoi j’irais acheter des jeux chez un crèmier qui n’aura jamais ma marque (ce n’est pas une exclusivité, cette appropriation. Ystari, par exemple, vit aussi sur ce modèle même si moins tranché évidemment -au cas où, ce n’est pas une critique: même si leurs jeux ne sont pas MA tasse de café, c’est un des éditeurs qui ne cesse de mériter le respect). Dit autrement: si je dois passer par Internet pour me procurer les jeux de l’éditeur avec qui je me sens totalement en phase, autant le faire pour n’importe quel jeu (au passage, les fondeurs suscitent aussi cet effet “social” même s’ils l’exploitent moins… encore que, CMON…).
A voir ce que ça donnera pour Philibert qui cherche à s’intégrer à cette tendance. C’est malin de leur part. Pour les boutiques, par contre…
Indirectement, cette non-disponibilité joue aussi contre les boutiques pour tout KS. C’est évidemment le plus gros risque pour elles. Et ça rejoint un peu ce qui s’est passé pour les boutiques qui n’ont pas rayonné de jdr/wargames début 80s ou de Magic un peu plus tard. Sauf que, pour ces deux transitions, elles avaient le choix, la sélection s’est effectuée sur leur décision. Cette fois, c’est 30 à 50% de la production annuelle qui est d’office absente de leur offre. Sans qu’ils y puissent grand chose.
On touche évidemment là le défaut (et une des forces) de KS: la non-vie des produits passé le PM. Ca force certes à l’achat. Mais ensuite… c’est généralement le désert. Ce n’est déjà évidemment pas facile pour les éditeurs un peu établis de faire vivre ensuite leur jeu. Mais beaucoup (la majorité?) des KS sont en plus des one-shots sans vision à long terme. C’est le biais de KS dont l’objectif même est de financer un produit et pas une marque (même si certains y sont arrivés, j’en ai parlé plus haut).
A terme, il y a donc un terrain d’entente possible entre boutiques et éditeurs KS. Reste aux boutiques à trouver comment faire de la place et comment accéder facilement aux produits. Il manque un réseau. Ou, plus probablement, un distributeur qui se spécialiserait (tout ou partie) dans les jeux KS (yep, Philibert semble vouloir occuper cet espace pour la France/Europe de l’ouest).
Parce que, dans notre hexagone, KS reste limité de part l’obstacle de la langue et l’écueil des frais de porc. On se croirait revenu dans les années 80-90s où il fallait de toute façon se démerder soi-même pour faire venir ses joujous d’allemagne ou des US/UK… Avec la différence, majeure, que KS ne touche pas que le core. Et qu’en dehors du core, les gens ne feront jamais l’effort nécessaire (même si c’est plus simple avec KS, ça reste bien trop lourd pour M. Toulemonde).
Et, ce, d’autant plus que KS ne fait que prolonger ce qui existe déjà : une politique éditoriale basée sur l’effet d’annonce, exploitant le culte de la nouveauté à outrance (ou même, sur KS, le culte de l’à-venir). Rien de nouveau là non plus (si je peux me permettre) : les éditeurs multiplient les références au détriment du reste, les magasins en profitent pour générer du trafic (même s’ils vont évidemment se plaindre qu’il y ait trop de références) et les communicants (sites, magazines, youtubers etc) margent au passage en chantant gentiment “everything is wonderfull”…
Aucune différence sur KS si ce n’est qu’il n’y a généralement rien passé la campagne… mais 30 jours de vie, c’est déjà pas mal comparé à pas mal de sorties). KS ajoute juste quelques nouveaux facteurs:
soutenir une création (peu importe qu’elle soit pourrie ou que le marché soit plus qu’encombré) par exemple, ou encore le délai entre achat et verdict (6 mois - 3 ans) qui minimise l’effet de déception (par rapport à un jeu classique où l’achat et le jugement sont plus proches dans le temps, le préfrontal souffre bien plus de devoir juger négativement son évaluation que s’il s’est écoulé 2 ans). Et que la génération de trafic est perdue. La aussi, quelque chose émergera pour utiliser ce trafic.
Finalement, je ne crois pas qu’il faille opposer boutiques et KS. Contrairement à certaines apparences, ils ont vocation à vivre ensemble. KS est un réservoir de socialisation, d’appropriation, de communion qui génère du lien entre joueurs, entre joueurs et jeu, entre éditeur et jeux, entre éditeur et joueurs.
La boutique n’a pas à être exclue de cette relation. Le joueur ne demande qu’à partager ce lien. L’éditeur n’en attend pas moins. Que la boutique le souhaite ou pas, cela se fera.
Le lien direct éditeur-acheteur est aussi favorable avec l’apparition de nouveaux territoires inexplorés (ou abandonnés comme les jeux à figs) qui, à terme, sont aussi profitables aux boutiques. Ou, au moins, à celles qui prendront en compte cette évolution (combien ont disparu en quelques mois pour ne pas avoir voulu vendre de wargames, de JdR ou de MtG? Combien sont nées pour y avoir cru?).
De même qu’une génération entière de designers fait ses premières armes sur KS ou grâce à KS. KS a permis l’émergence de nouveaux éditeurs qui ont bien exploité le système. Nombre de fondeurs, CMON en tête, mais aussi des structures plus ou moins sorties de nulle part mais ayant bien compris KS (TMG, Stegmaier, Artipia…). Celles-ci vont bientôt se retrouver (se retrouvent déjà pour les cités) en concurrence frontale avec les éditeurs classiques maintenant qu’ils disposent des fanbase, capital image etc suffisant.
J’avais commencé avec un comparatif 2010-2015. Se basant sur cette évolution, ça discute pas mal de l’avenir en estimant l’évolution des canaux de distribution. C’est, à mon avis, une erreur. Je pense que KS, en tout cas pour les boardgames, est un canal déjà mature. Sa cible est déjà bien, installée. Elle ne devrait pas tant que cela évoluer. On est passé en 5 ans de “financer pour exister” à essentiellement de la précommande exacerbant l’effet d’annonce, la mise en vitrine de ce qu’on jouera l’année prochaine et même une prévente du KS par fanbase.
Je ne dis pas que les chiffres ne vont pas évoluer (les prédictions chiffrées foireuses, c’est le job de jmt^^). Mais que, plus que l’évolution des chiffres, c’est l’évolution du lien éditeur-joueur et auteur-joueur qu’il va être intéressante de suivre. Et, dans cette relation, la boutique n’est pas exclue. En tout cas pour celle qui le voudra (parce que la plupart se contentera de suivre).
C’est plutôt entre éditeurs que ça va être intéressant. Entre “classiques” qui sont totalement passés à côté de KS et KS-born. La croissance des seconds devrait largement dépasser celle de KS sur les années à venir (ce qui profitera aux boutiques). Tant que les boutiques auront difficilement accès aux produits des seconds, elles devront suivre la politique éditoriale en vigueur avec ses pelletées de jeux annoncés wonderful qui finissent par encombrer leurs stocks. Mais ça ne durera pas car ces nouveaux éditeurs sont habitués à travailler sur une base mondiale. Ils apprennent aussi via KS à résoudre les soucis de logistique (et en global). Et ils sont en plus super-demandeurs de trouver du relais boutique pour prolonger la durée de vie de leurs jeux. S’ils trouvent le moyen (et ils trouveront), la boutique devra arbitrer entre effet d’annonce et validation KS. Pour déterminer la vendabilité d’un jeu, les indices KS ne sont pas plus mauvais que ceux de BGG. Et ils sont moins matière à tricherie. Quant à la cape de dignité derrière laquelle se protègent les “classiques”, directement ou via communicants, (les jeux KS sont pas bon, leur qualité est médiocre, les délais c’est n’importe quoi), ne sont plus vrais pour 2 d’entre eux (et le 3ème est en train de tomber aussi).
[là, potentiellement avis très biaisé: je suis super sélectif dans mes financements, mon taux de déception est nettement inférieur sur KS qu’en édition classique]
Mais, bon, en franco-français, la barrière de la langue bloque de toute façon au marché core (pas jeu core mais core players) et ceux-là sont sur KS, achètent chez phili/ludik avec remise, commandent directement à l’étranger ou chez Amazon, n’ont pas besoin du conseil boutique etc (même si certains semblent passer leur vie). Par contre, le risque est grand amha de voir le marché français se déconnecter complètement et se faire in fine défoncer. Mais, là, on est dans de la pure prospective. Et Asmodée veille de toute façon 