[Eila et l’Eclat de la Montagne]
Parmi le lot de sorties de cette fin d’année, une qui a été remarquée est un jeu narratif localisé par Iello : Eila et l’Éclat de la Montagne.
J’avoue que j’étais curieux à son sujet, alors je me le suis procuré sur un coup de tête et je me suis lancé une petite session solo pour comprendre comment ça marchait. Et je me suis retrouvé happé, 5h plus tard je finissais le chapitre final (sur un échec, mais j’y reviendrai).
J’ai trouvé le jeu vraiment original et réussi dans son approche novatrice de la narration dans un jeu de société. Je m’explique.
De manière générale, j’aime bien les jeux de cartes avec des illustrations et des effets. Et quand les effets peuvent être un peu thématiques, c’est encore mieux. C’est pour moi un facteur d’immersion sans pareil, qui fonctionne mieux en terme ludique que du simple texte fluff collé sur une carte (mettre des pavés de texte partout, c’est le degré zéro de la narration ludique). J’ai sombré corps et âme dans Horreur à Arkham JCE principalement à cause de ça. Même sans jouer, je prends plaisir à juste déballer les cartes, admirer leurs illustrations et les mettre en adéquation avec leur effet mécanique. Je dis souvent que chaque carte de Horreur à Arkham raconte une petite histoire.
Alors bien sûr, l’aspect narratif d’une carte à jouer va dépendre du jeu. Il y a certains deckbuildings, que nous ne nommerons pas, qui n’essaient pas trop de plonger le joueur dans un univers. Et pourtant, même dans le deckbuilding le plus abstrait, on peut noter que les concepteurs s’amusent à mettre aux cartes un titre, une illustration, et un effet mécanique très vaguement en rapport :
Pourquoi je fais cette longue introduction ?
Parce que Eila pousse le concept “une carte peut raconter une histoire” à fond.
Mécaniquement, le jeu n’est rien d’autre qu’un deckbuilding assez classique. Un deckbuilding solitaire, où l’on a un temps limité (7 cycles de deck) pour parvenir à optimiser son deck et l’amener à satisfaire l’objectif du scénario. Un deckbuilding où, finalement, les cartes produisent des ressources, en convertissent d’autres, et permettent de se créer un petit moteur. Un jeu de gestion, quoi.
Sauf que évidemment, le vocabulaire et la mise en scène du jeu vont agir sur la sensation qu’on éprouve en jouant. Les cartes ne sont plus des simples cartes, ce sont des “évènements”, des petites histoires. La carte ne parle plus simplement de gain de nourriture, mais sera formulée de la façon suivante : “Eila effectue des travaux de jardinage. Elle gagne une carotte. Si elle a des outils pour se faciliter la tâche, elle gagne 3 carottes à la place”.
Certains évènements vont être one-shot et aller dans “Le Passé” (l’équivalent de l’effet “banissez une carte” des deckbuildings). Certains choix vont ajouter des nouveaux évènements dans “Le Futur” (l’équivalent de l’effet d’acquérir une carte placée dans la défausse, qui reviendra donc au prochain cycle de deck). Les choix narratifs proposés par les cartes concernent en fait les nouvelles cartes qu’on va acquérir pour enrichir notre deck.
Cela donne un mélange très étonnant entre narration et mécanique classique de jeu de société. J’ai rarement vu un équilibre aussi bien atteint entre l’histoire racontée et l’aspect gestion/stratégie. D’habitude, on est soit dans le jeu avec plein de lecture façon LDVELH (Cartaventura et compagnie), soit dans le jeu de gestion entrecoupé de gros textes narratifs (comme l’horrible Le Secret de mon Père, ou une bonne partie des jeux Legacy).
Ici, le deux aspects sont vraiment imbriqués et ont lieu en même temps. C’est vraiment original et c’est quelque chose que je n’avais jamais ressenti en jeu. Et ça crée le côté addictif, puisque comme dans un deckbuilding on se dit sans cesse “one more turn”, on veut continuer à jouer pour voir de quoi sa prochaine main sera constituée, est-ce que les cartes chèrement acquises au cycle précédent seront de sortie au bon moment etc.
Et voilà comment je me suis retrouvé à jouer pendant 5 heures, à “vivre” chaque carte et à prier pour leur bon ordre de sortie…
Bon, mais et l’histoire, alors ? Dans un jeu narratif c’est l’essentiel, et Eila a été pas mal teasé sur sa charge émotionnelle assez forte et sur le fait qu’il n’était pas conseillé aux jeunes enfants, malgré son aspect tout mignon.
Alors. C’est compliqué. Je ne comprends toujours pas à qui le jeu s’adresse.
À force de teasing, je m’attendais à un truc super dur et dark, et faussement mignon. Et pas du tout, ça reste plutôt enfantin et sage. Oui bien sûr, on ne va pas passer tout le jeu à cueillir des carottes en forêt, on va vivre des aventures avec un peu plus d’enjeu, rencontrer des bestioles un peu effrayantes, être confronté à des choix moraux… Mais bon, on est loin d’un truc “adulte”. D’autant que le challenge mécanique est loin d’être insurmontable et c’est un jeu plutôt “facile” (à part le dernier chapitre, mais j’y reviendrai).
Est-ce que pour autant, c’est adapté à de jeunes enfants ? Je serais bien en peine de répondre, n’ayant pas d’enfant moi-même. J’ai lu que certains adultes avaient été particulièrement touchés par le jeu et étaient bien contents de ne pas y avoir joué avec leurs enfants. Je trouve ça un peu exagéré, mais encore une fois je suis mal placé pour me positionner là-dessus. Je sais que lorsque j’étais enfant, j’ai vécu quelques traumatismes émotionnels en consommant de la fiction, en livre ou en film, mais ce n’est pas forcément une chose négative. Oui, la mécanique d’Eila peut créer une implication et une identification assez forte, on s’attache assez vite à ces personnages et cet univers, et la moindre difficulté vécue par le personnage principal peut être vécue de manière assez intense par un jeune enfant, mais après tout n’est-ce pas ce qu’on demande un peu à un jeu narratif ?
Bref, c’est peut-être un peu trop intense pour un enfant, mais en tant qu’adulte j’ai été un peu déçu de l’histoire proposée. Le coup de l’univers mignon qui peut être vu comme une métaphore de sujets plus profonds, j’ai l’impression d’avoir vu ça dans des tonnes de jeux vidéo (Child of Light, Hollow Knight etc) et surtout : il y a un chemin un peu imposé par la narration.
Le chapitre final est à peu près ingagnable, à moins d’avoir fait les bons choix dans les chapitre précédents. On est clairement censés perdre à notre premier run. Eila devient alors un jeu d’essais / erreurs pour tenter de rejouer l’histoire, faire les bons choix pour accéder à la “bonne” fin. Et si je comprends cette approche pour un enfant, j’avoue que ce côté dirigiste et “die & retry” me saoûle un peu en tant qu’adulte. Et la “bonne” fin me laisse un goût un peu amer en bouche (là encore, c’est peut-être l’adulte un peu blasé qui parle).
Bon, du coup, je trouve quand même que Eila et l’Éclat de la Montagne est fait pour être joué par un enfant. Avec un adulte à côté de lui. Et pas trop jeune (plutôt 9-10 ans que 6-7, clairement).
Mais malgré mes réserves sur l’histoire et le public cible un peu flou, je dois avouer que le système de narration emporte toute mon adhésion.