The Princes of Machu Picchu:
La découverte de Navegador, et l’enthousiasme suscité, m’a donné envie d’approfondir un peu les jeux de Mac Gerdts. Jusqu’à présent, bien que fan de Impérial et Impérial 2030, je m’en étais tenu aux critiques les plus superficielles concernant Hamburgum et Machu Picchu: des jeux qui étaient annoncés comme très allemands, calculatoires, sans grande originalité, moches et, pour ce qui concerne The Princes, raté. Or, Navegador, plus attrayant au premier regard, m’a montré que l’auteur peut être très classique d’apparence, tout en étant original. Et surtout, sans rien perdre de ce qui m’avait fait aimer son travail: le rythme, le timing, l’interaction forte, la nécessité de “sentir” le jeu, les dilemmes. Donc, je suis allé voir par moi même. Ce qu’on devrait toujours faire, au fond, quand on en a la possibilité. Hamburgum, avec ou sans la nouvelle carte d’Anvers, m’a énormément plu. Mais, c’est surtout ce Princes of… qui m’a donné envie de laisser quelques mots. Car il est vraiment… bizarre. Original, génial, mais peu évident à apprécier. Déroutant.
Ne nous cachons pas les choses, même avec toute la mauvaise foi dont je sais faire preuve à l’occasion, le plateau de jeu est vraiment moche et, ce qui est plus embêtant, peu fonctionnel. Les connexions entre les différents lieux, les mouvements possibles sont peu évidents à repérer au début. Cela rend les choses plus difficiles qu’elles ne le sont réellement. La vue d’ensemble que l’on obtient de loin n’est guère mieux. Sans doute qu’on s’habitue, mais enfin c’est à se demander comment des choses comme ça peuvent ne pas être vu avant. Il m’a fait penser au plateau de Metropolys, le genre de chose un peu rédhibitoire qui fait que parfois on ne va pas plus loin.C’est même dommage quand on sait que le thème du Machu Picchu amène plutôt l’idée de paysages aérés, de courbes harmonieuses et de couleurs discrètes. On en oublierait presque que le reste du matériel, cette multitude de pièces en bois, est vraiment une grande réussite.

D’emblée, on sait donc que le jeu ne sera pas parfait. Voire, selon les critères maisons, qu’il a intérêt à être sacrément bon. Les règles sont, comme toujours, très claires et bien expliquées. Produire à partir de règles simples des situations complexes, comme d’habitude chez l’auteur. Admirable. Pour qui est familier du système de la roue, le déplacement de quartiers en quartiers, ne pose pas de problèmes particuliers. Une bonne idée cet “éclatement” de la roue… une vrai réussite, si l’on fait exception du plateau qui au lieu d’être au service du mécanisme vient le gâcher. Autre élément très intéressant, le fait que l’on puisse profiter des actions des autres dans certaines conditions. Il sera même préférable, semble-t-il de se placer aussi dans ce sens. Ce genre de petit détails, comme les bonus sur les lieux-rôles qui n’ont pas été pris au tour précédent, rappelleront d’autres jeux comme Puerto Rico. Intégrés, fondus, mis à la sauce de Gerdts.
Nous n’avons fait qu’une partie de découverte à deux, dans la configuration préconisée par l’auteur, à savoir un placement d’ouvrier dans chaque région de production et un temps raccourci. Même ainsi, nous n’avons pas vraiment su quoi faire pour empêcher l’invasion des espagnols qui est advenu. On avait tellement parlé de cette fameuse double condition de fin, annoncée comme bizarre, tordue, à changer, scandaleuse, que j’espérais presque qu’elle arrive. J’avais même un peu de mal à approfondir le reste tellement j’étais obnubilé par elle. Si bien que je n’ai pas grand chose à dire pour l’instant sur ce qui la précède, et qui m’a paru très classique et très réussi.
La double fin, donc. L’idée est la suivante: les princes vont s’activer, en plaçant des ouvriers dans les champs, en recrutant des prêtres et des vierges, ainsi qu’en faisant des sacrifices, pour tenter de s’attirer la faveur des Dieux. Si tous les prêtres sont formés ou tous les sacrifices réalisés, le décompte prendra en considération leur participation à cette entreprise. Les cartes sacrifices seront des multiplicateurs des prêtres, vierges et ouvriers du joueur.
Si les Espagnols, au bout de neuf jours, envahissent Machu Picchu, la façon de compter les points change radicalement. L’or, affiché en plus en moins grande quantité sur les cartes sacrifices, qui normalement n’est pas pris en compte par les andins dans le décompte, peut multiplier par 2 ou 3 les scores de ceux qui en ont le plus. Le dernier peut se retrouver premier. Ou le deuxième. Ou le premier. Mais ce sera plus difficile.
Cette “fin” ne vient pas par surprise: on dispose de toutes les informations sur le plateau et dans le comportement des joueurs pour estimer l’issue la plus probable. L’écoulement du temps, la capacité de production, l’état des recrutement et des sacrifices, la tendance générale sont connues. Encore une fois, il est beaucoup question de rythme et de timing. Si l’on sent que cela va tourner dans un autre sens, il va falloir rusher pour aller mettre de coté de l’or ou, au contraire pour prendre des cartes ou des positions qui rapporteront des points.
Ce mécanisme est assez énorme et a beaucoup fait parler les gens. Injuste, à réparer, ce genre de choses. L’auteur lui-même a proposé sur BGG, après plusieurs commentaires, une variante plus équilibrée, mais plus normalisante aussi. Or, dans son déséquilibre même, ce point rend le jeu vraiment intéressant. Il pose là, dès le départ, une problématique qui va aller en s’accentuant au fil du jeu jusqu’à un point d’orgue dans les derniers tours. Je n’irais pas jusqu’à dire que le plus intéressant est dans cette expérience de jeu plutôt que dans le vainqueur réel, mais je ne suis pas loin de le penser. De toute façon, entre habitués, le vainqueur sera sans doute celui qui aura le mieux intégré cette problématique et ses incidences.
Déjà, Thématiquement, il est sans doute cohérent de penser que les Espagnols étaient plus intéressés par ceux qui possèdent de l’or que par les coutumes locales consistant à faire des sacrifices et à courir la montagne. Ils pourraient être même deux à trois fois plus intéressés par ça. Que des traîtres qui se sont employés à faire de la politique et à mettre de l’or de coté plutôt que d’aller travailler aux champs et accompagner l’effort collectif gagnent ne me choque pas plus que ça. Si les Espagnols avaient été repoussés, ils auraient été massacrés. C’est eux qui ont le mieux senti le vent tourner. C’est tout. Injuste, incontrôlable, dites vous ? Mais qui a dit que les jeu devraient offrir plus de justice sociale et de maîtrise que la vie réelle ?
Ensuite, en tant que mécanisme de jeu, je trouve cette double fin assez géniale par ce qu’elle provoque. Contrairement à ce que j’avais lu, elle n’est pas complètement hasardeuse ou déséquilibré. Les cartes qui apportent le plus facilement des points dans une condition de victoire sont celles qui en apportent le moins facilement dans l’autre condition. A charge pour les participants de choisir et de travailler – et faire travailler les autres – dans ce sens. Le fait que l’on en prenne une carte parmi trois permet de garder un certain contrôle sur comment s’oriente sa stratégie.
Le jeu est ainsi fait qu’on peut, qu’on doit même, réorienter sa stratégie en cours de partie en fonction de comment les choses tournent et ce qui risque d’advenir. Peu à peu, les cartes sacrifices obtenues dessinent ce qui va nous rapporter des points. On placera ses ouvriers en fonction, on recrutera, on fera des sacrifices pour augmenter son stock d’or. Reste que comme d’habitude, on n’aura jamais assez d’actions, de temps, de matières premières pour faire tout ce que l’on veut… Et les autres contrecarrent sans cesse les plans les mieux huilés…
D’autre part, l’efficacité du groupe à repousser les espagnols, va déterminer là où on va porter notre effort: les champs et les sacrifices ou la récolte de l’or. Vers le milieu de partie, il convient de vraiment bien sentir les choses et collaborer, au moins partiellement, si l’on veut parvenir à une fin qui nous convienne. Une solution entre-deux, comme de se développer un peu et viser une deuxième place, est peut-être à rechercher. Quoique je n’en sois pas sûr. A mon avis, le mieux est de “sentir” le flux du jeu. Comme dans Imperial en quelque sorte.
La condition de fin de tour permet de précipiter ou de ralentir l’arrivée des espagnols et le rythme de la partie. C’est à prendre en considération.
A mon sens, le jeu est beaucoup plus intéressant de cette manière que si seul le développement avait été valorisé. Je préfère des écarts de score monstrueux que des réglages au millimètre. Je les préfère pour la tension qui précède la fin – ou en tout cas, c’est ainsi que je l’imagine. S’il y a des choses qui sont moins réussis que dans les autres jeux de l’auteur – je trouve le marché bâclé, le plateau est un gros ratage – cette double fin surpasse celle de Navegador, de Hamburgum qui sont pourtant déjà des bons moments de tension.
“Investir” sur une possible victoire espagnole est un peu dangereux, et disons-le hasardeux. Car, si le développement des adversaires sur le plateau est visible, l’or qu’ils sont secrètement mis de coté est caché. Il est impossible d’estimer, sinon dans la manière dont ils jouent, combien ils en ont. Mais cette incertitude, renforcée par le fait que le moindre point sera multiplié par deux ou trois, me semble cohérente dans le contexte. Les conquistadors pénètrent les lieux, le chaos advient, il fallait y penser avant de s’engager dans cette voie. En y réfléchissant un peu, cela ne me parait pas plus incohérent qu’un roi qui récompense de manière juste et équitable ses sujets à la hauteur de leur participation au château ou à la cathédrale.
Il est sans doute difficile, dans les premières parties, de les repousser, car cela nécessite un bon timing. Passée la découverte, entre joueurs expérimentés, j’ai l’intuition que c’est leur comportement qui va beaucoup influer sur ce point. Mais je peux me tromper. Tout cela relativise les avis postés après une ou deux parties de découverte et qui proposent déjà de changer les règles: on pourrait dire qu’ils ne parlent pas vraiment de ce qu’est le jeu. Pour y parvenir, mais c’est presque une règle générale, il faut aller un peu plus loin que la superficialité. Mon propos ne fait pas exception. Je ne parle pas tellement de Princes of… que de ce que j’en imagine. D’ailleurs, cette partie ne m’a pas permis de faire grand chose d’autre que de voir un peu les mécanismes et de faire des prospectives et de grandement relativiser les propos définitifs que j’avais lu. Maintenant, nous allons pouvoir commencer à y jouer. Je suis impatient.