et enfin
Le Figaro, samedi 13 novembre 2004 : Philip Morris accusé d’avoir caché ses propres études sur le tabagisme passif Jean-Michel BADER
Des chercheurs ont épluché des documents déclassifiés de la firme américaine
Pendant trente ans, la firme Philip Morris a prétendu ne pas connaître les effets de la cigarette sur la santé, a fortiori ceux du tabagisme passif. C’était faux, révèle la revue médicale britannique The Lancet à partir de l’étude de documents déclassifiés. Deux chercheurs suisses accusent le fabricant américain d’avoir géré à Cologne, en Allemagne, un centre de recherches très confidentiel précisément dédié à l’étude de la toxicologie de la fumée du tabac.
Deux chercheurs suisses indépendants, Pascal Diethelm et Jean-Charles Rielle (OxyRomandie et Carrefour Prévention, Genève), ainsi que le professeur Martin McKee (London School of Hygiene and Tropical Medicine) accusent, sur la fois de millions de pages de documents mis à jour lors du procès américain de six manufacturiers contre l’Etat du Minnesota (1), Philip Morris d’avoir précisément fait réaliser des études lui permettant de connaître le risque de l’inhalation passive du tabac. Leur article, publié cette semaine dans The Lancet (2), met à mal toute la stratégie de défense du fabricant, qui a longtemps consisté à prétendre ignorer tout lien entre le tabagisme et les maladies.
Tout a commencé en 1968, lorsque Helmut Wakeham, vice-président de Philip Morris, écrit devant la menace montante des opposants au tabac qu’il «nous faut obtenir des faits et des données à nous, sur les systèmes biologiques, pour éviter d’être surpris par les informations» venues de ces adversaires. En 1969, Philip Morris a défini quelles recherches devaient être menées, en particulier des études d’inhalation de la fumée «pour déterminer dans différentes espèces animales les effets aigus et chroniques de la fumée de tabacs variés». En 1970, la firme achète un centre de recherches privées, l’Institut für Industrielle und Biologische Forschung (Inbifo). «Nous disposons du contrat écrit qui fait de Philip Morris le propriétaire de 100% des actions de l’Inbifo», explique Pascal Diethelm au Figaro. Un document confidentiel de 1970 établit un système complexe de communications, digne d’une organisation clandestine de résistance.
Au centre du système, un homme, le professeur Ragnar Rylander, de l’université de Göteborg, en Suède, qui a travaillé toute sa carrière comme consultant pour l’industrie. Récemment, la Cour suprême suisse a considéré que le Pr Rylander s’était rendu coupable, en défendant le point de vue de Philip Morris, d’une «fraude scientifique sans précédent». Il ne rendait compte des recherches secrètes faites à l’Inbifo qu’à un petit nombre de dirigeants de Philip Morris, et tout passait par son intermédiaire. Un document déclassé de 1976 réclame qu’une analyse d’une nouvelle saveur de tabac soit gardée confidentielle ; un autre mémorandum stipule que devait être gardée secrète une étude de l’Inbifo sur l’inhalation de glycérol. Un ancien employé de Philip Morris, Ian Uydess, qui a travaillé avec le Dr Tom Osdene, le contact chez Philip Morris du Pr Rylander, a déclaré publiquement en 1996 : «Personne dans l’entreprise ne connaissait l’Inbifo ; les résultats étaient donnés oralement à Osdene ; il y avait une compagnie secrète à l’intérieur de Philip Morris ; je suis convaincu que même les chercheurs de l’Inbifo ne savaient pas qu’ils étaient manipulés par Philip Morris.» Seuls quelques hauts dirigeants connaissaient le pot aux roses. Des documents écrits de Philip Morris saisis par la justice américaine lors du procès du Minnesota prouvent que le Dr Osdene était d’accord pour des communications par téléphone ou par fax, et pour les plus importants par lettres, mais avec ordre de les détruire ensuite. Le cabinet d’avocats de Philip Morris, la firme Shook, Hardy et Bacon, avait conclu avec optimisme que les documents détenus par l’Inbifo «ne seraient jamais découverts» par des plaignants américains !
Dans les années 80, un grand nombre d’études faites à l’Inbifo sur le tabagisme passif sur les animaux ont montré, et très vite, la nature extrêmement toxique de ces expositions à la fumée de tabac. Un rapport envoyé par Ragnar Rylander en 1982 indique : «Tous les rats montrent des signes extrêmes d’épuisement après une journée d’exposition passive à la fumée ; leur fourrure est souillée, et ils ont des symptômes respiratoires marqués, des sifflements et des ronflements caverneux. L’exposition passive provoque de plus sévères lésions atrophiques et nécrotiques de l’épithélium olfactif et des lésions métaplasiques squameuses de l’épithélium cilié de la cavité nasale que l’inhalation directe.» Sur plus de 800 rapports scientifiques effectués entre 1981 et 1989, les chercheurs d’Inbifo n’ont pas publié un seul article sur le tabagisme passif avant 1994.
Philip Morris estime que l’article du Lancet est «faux et hautement trompeur». Réponse de Martin McKee, l’un des auteurs : «Ah oui ? Mais en quoi ? Tous les documents proviennent de Philip Morris !»
(1) Les documents du Master Settlement Agreement sont consultables sur www.tobaccodocuments.org et http ://legacy.library.ucsf.edu.
(2) The Lancet, 13 novembre 2004.
Le Monde, dimanche 14 novembre 2004 : Philip Morris est accusé d’avoir caché les résultats de recherches sur les risques du tabagisme passif
Une enquête de la revue médicale «The Lancet»
AU NOM des impératifs sanitaires, les plus prestigieuses revues médicales et scientifiques internationales ne redoutent plus de se lancer dans le journalisme «d’investigation ». C’est ainsi qu’après avoir publié, à la veille de l’échéance présidentielle américaine, une étude épidémiologique fort dérangeante pour le gouvernement Bush sur la situation sanitaire irakienne, les responsables éditoriaux de l’hebdomadaire médical britannique The Lancet attaquent la multinationale américaine Philip Morris. Selon une publication scientifique mise en ligne jeudi 11 novembre sur le site de cette revue, cette firme aurait, depuis plus de vingt ans, sciemment masqué les informations expérimentales dont elle disposait alors qu’elle affirmait publiquement tout ignorer des éventuelles conséquences sur la santé du tabagisme passif.
Les auteurs de la publication diffusée, après relecture par des experts indépendants, sur le site de l’hebdomadaire détaillent la somme des preuves qui, selon eux, permet d’affirmer que les dirigeants de Philip Morris disposaient dès 1982 de certitudes chiffrées sur les risques potentiels du tabagisme passif. Ils rendent publique une série de documents établissant que cette multinationale américaine avait, à cette époque, pris la décision de lancer des expériences sur des rats dans le but d’établir que, comme on commençait à le redouter, l’inhalation des fumées de cigarettes par des non-fumeurs à proximité immédiate de consommateurs de tabac pouvait véritablement constituer un risque sanitaire.
Philip Morris avait soumis des rats de laboratoire à des atmosphères fortement enfumées et ces expériences auraient, dès 1982, conclu que le tabagisme passif était de nature, chez ces mammifères, à induire des lésions des muqueuses nasales, au minimum similaires à celles observées chez des rongeurs inhalant directement la fumée du tabac.
Deux chercheurs suisses, Pascal A. DIETHELM et Jean-Charles RIELLE (Carrefour Prévention, Genève), ainsi que le professeur britannique Martin MCKEE (London School of Hygiene and Tropical Medicine de Londres) révèlent notamment que les expériences commandées par Philip Morris avaient été menées en Allemagne par un laboratoire de Cologne dénommé Inbifo, acquis par la multinationale américaine avec des précautions permettant de masquer les liens entre les deux structures.
Après avoir conduit ces tests sur la dangerosité du tabagisme passif, le laboratoire allemand avait averti la compagnie des résultats. Mais alors qu’ils disposaient d’informations scientifiques indiscutables sur les dangers majeurs inhérents au tabagisme passif, les responsables de Philip Morris les auraient gardées secrètes pendant plus de vingt ans. Au saint des saints de la multinationale en effet, seuls quelques hauts dirigeants auraient été pleinement informés, si l’on en croit les signataires de la publication du Lancet, qui assurent fonder leurs écrits sur quelques « millions de pages »de documents internes fournis par les cigarettiers américains dans le cadre d’actions en justice conduites aux Etats-Unis.
« Ces documents internes démontrent que Philip Morris, contrairement à ses déclarations, publiques actuelles, était averti des risques du tabagisme passif dès le début des années 1980 et a décidé ne pas le publier », accusent les signataires de la publication du Lancet. Jean-Yves NAU
-Kka-