Une histoire de Bruno Birolli, correspondant au nouvel observateur:
Internet est le nouveau forum où discutent les gens. Mais les espaces publics virtuels peuvent connaître des phénomènes de foule, d’hystérie collective comme les places des grandes villes lorsque les individus se fondent en cette unité nouvelle qu’Elias Canetti appelait la masse. La masse est instable. Elle peut se disperser pacifiquement ou au contraire s’emballer soudainement, se déchaîner en violence incontrôlable, en rage destructrice.
Le net chinois connait ce phénomène de création de masse. Il a dégénéré en lynchage.
L’histoire commence le 12 avril. Un mari, « Lame aiguisée », qui s’estime trompé, se venge en publiant sur un site populaire une longue lettre où il accuse sa femme « Lune tranquille » d’avoir une liaison avec un étudiant « Moustache de bronze ». Il ajoute pour appuyer ses griefs des emails compromettants qu’auraient échangés les amants.
Au fils des jours, des centaines, puis des milliers et ensuite des dizaines de milliers d’internautes, totalement étrangers à l’affaire et qui ne se connaissent pas, se regroupent. Ils traquent « Moustache de bronze ». Son pseudo est percé et son nom, Zhen Xing, rendu publique. Le nom de son université est affiché. Puis, c’est son numéro de téléphone. C’est la curée. Sa famille est harcelée de coups de fils assortis de menaces de mort. D’autres font pression auprès de l’université pour qu’elle exclue « Moustache de bronze ». Son père est pris à partie. Des anonymes exigent que son employeur le licencie.
Le 20 avril, tentant d’apaiser le déferlement de haine, le mari jaloux fait marche arrière. Dans un nouveau message, il dément ses accusations. Mais c’est trop tard, la masse est en mouvement. Elle veut du sang.
C’est un appel à la vindicte publique qui a mis au feu. Il est signé par le bien mal nommé «Azalée de printemps » :
« Nous lançons un appel pour que chaque employeur, chaque établissement public, chaque bureau, école, hôpital, centre commercial le rejette. Ne l’acceptez pas, fermez-lui votre porte, refusez toute relation avec lui jusqu’à ce qu’il fasse des excuses sincères et convaincantes ! »
Ce texte est signé par des centaines de noms. Accompagnés de hurlements :
« Tuez le !Tuez le ! »
«C’est une racaille (« jenzha » littéralement une « ordure humaine », l’insulte venue du cinéma de Hongkong est extrêmement blessante) ! »
« Piétinez cette merde ! »
« Il faut le tuer ! Avec sa famille ! La famille de cette racaille doit être exterminée !».
Une photo de « Moustache de bronze » est mise sur la toile :
« Il a le visage d’une racaille d’université de second ordre ».
« Je ne laisserai jamais mon enfant étudier dans cette université ! »
Certains recommandent les punitions horribles des temps anciens :
« Vendez la femme à un bordel et bannissez l’étudiant ! »
D’autres, qui ont la mémoire moins longue, en reviennent aux expédients de la Révolution culturelle :
« Le maudit « Moustache de bronze » et la maudite « Lune tranquille » doivent être fusillés ! »
« Moustache de bronze » essaye de se défendre. Dans une vidéo diffusée sur Internet, il jure que « Lune tranquille » n’est qu’une copine d’Internet, qu’ils n’ont fait que jouer à un jeu en ligne sans jamais se rencontrer physiquement et supplie qu’on le laisse tranquille.
Mais pour les esprits surchauffés, ces dénégations sont autant de preuves de culpabilité :
« Si tu es victime d’une injustice comme tu le prétends, pourquoi ne portes-tu pas l’affaire devant un tribunal ? »
« Si tu es innocent pourquoi attends-tu le dernier moment pour te défendre quand tout le monde te critique ? Ton attitude est un aveu, imbécile ! »
Une des pratiques de la Révolution Culturelle était l’humiliation publique des ennemis: intellectuels et autres éléments “bourgeois”, “réactionnaires”, “féodaux”…
La vague de méchanceté provoque une réaction des gens qui ont gardé la tête froide. Ils blâment le mari d’avoir excité les instincts les plus bas :
« Monsieur Tan, je comprends que vous êtes en colère mais je ne comprends pas votre acte. Pourquoi rendre public les secrets de votre femme ? Avez-vous réfléchi aux conséquences de votre acte avant de le faire ? »
« Je compatis à la douleur de ce mari. Il était en colère, on le sent en lisant sa lettre. Mais rien ne justifie de déballer l’histoire de sa femme ! »
« « Lune tranquille » est une femme légère. Mais son mari est stupide. S’il ne l’aime plus qu’il divorce au lieu d’en faire la cible des injures du monde entier».
« Monsieur Tan a attenté aux droits à la vie privée de sa femme et de cet étudiant».
Un Internaute, très certainement un bouddhiste ou un converti au christianisme, élève le débat :
« Dieu nous enseigne que nombre de problèmes sociaux sont causés par des préjugés : les maris croient que leurs femmes et leurs enfants sont leurs propriétés. En réalité, un être humain n’est la propriété de personne sauf de lui-même ».
D’autres s’en prennent à la meute :
« Cette affaire ne regarde que le mari, l’épouse et l’amant. Et personne d’autre ! »
Certains évoquent la déontologie de la toile :
« Internet a ses règles et l’une est de ne pas rendre publiques des informations privées ! »
Les internautes sont condamnés :
« De quel droit ces personnes jugent-elles de façon aussi péremptoire « Moustache de bronze » et « Lune tranquille » ? »
«Les gens sont fous de discuter de cette affaire en manifestant autant de véhémence. Après tout, ce n’est qu’une histoire aussi vieille que le monde ! Cet étudiant et cette femme ont commis une faute. Mais tout le monde commet des fautes. Ce n’est pas la peine d’anéantir leurs vies ».
« Je suis un homme qui n’aime ni m’amuser avec la vie des autres, ni en discuter. Cependant, il y a une chose que je voudrais rappeler aux internautes : « Qui n’entend qu’une cloche n’entend qu’un son ! ». Il n’a qu’une version, celle du mari ! »
Un marxiste se réveille :
« Internet est le nouvel opium du peuple ! »
Un ennemi du progrès se découvre :
« Internet est la source de tous les crimes ! »
Et au sage de conclure :
« Les Internautes vont oublier cette histoire quand ils auront trouvé un nouveau sujet de dispute ».