Carnet d'auteur - Paneveggio : les concepts

stradivarius

Dans quelques jours s’ouvrent les portes du salon du jeu de Cannes 2024, ce sera l’occasion de la première présentation publique de mon tout premier jeu : Paneveggio. J’ai toujours adoré lire l’histoire de la création d’un jeu par son auteur , mon tour est donc venu de me prêter à l’exercice :smiling_face:. Un premier volet sur les concepts ce qui permettra de vous présenter les principes du jeu.

Thème et mécanique

Tout commence en 2014 avec Five Tribes (oui si vous faites le calcul, cela remonte à il y a 10 ans :flushed:! ). Au-delà de la brillante mécanique de ce jeu, je suis assez fasciné par le plaisir ludique que procure cette manipulation de type awalé. Je me demande s’il est possible de créer un jeu en partant d’un plaisir de manipulation. Je prends donc du matériel que je manipule, et là me viennent en tête les habitudes qu’ont parfois les joueurs (moi compris) d’aligner, superposer leurs pièces devant eux. Je prends donc des disques et je leur fais subir le sort, imaginant ce que ces agencement pourraient signifier. J’en viens à poser les disques alignées, déclinées sur plusieurs lignes et qui pourront être amenées à translater, se décaler. L’idée de base est là :

Chaque dispose d’un plateau personnel représentant 5 lignes
Chaque ligne correspond à 1 type d’action.
Des jetons sont posés sur les lignes, chacun indique que l’action de cette ligne s’exécute. Plus il y a de jetons à suivre sur la même ligne, plus l’action qu’ils forment est puissante.
Et on peut décaler les jetons pour former de nouvelles combinaisons.

En regardant cette idée prendre forme, je fais l’analogie entre cet ordonnancement de jeton sur des lignes de différentes hauteurs et une partition de musique. Deux passions réunies dans une même création, musique et jeux, avec beaucoup de similitude ( ne dit-on pas “jouer” dans les 2 cas :yum:) … mais aussi beaucoup de points de divergences.

Thème ou mécanique d’abord ?

Les deux mon capitaine disons :innocent: : si de base l’idée m’est venue sur une mécanique, pour tout le développement j’ai cherché à m’appuyer sur ce thème de musique.
Je vise un jeu de type gestion de ressources (et des cartes) et je vois mal comment incarner une ressource dans un morceau de musique. Je me penche donc sur la fabrication d’un instrument et mon choix se porte sur Stradivarius, le célèbre luthier de violon. Mon thème sera donc double ( pourquoi se simplifier la tâche pour un premier jeu :melting_face: ? ) : celui de la lutherie et de la musique. Et pour rendre la tâche encore un peu plus ardue, j’aimerais que les mécaniques puissent permettre de faire ressentir la musique. Rien que ça!
Un peu de doc pour rendre compte de tout ça.

Pour pouvoir en gros donner le feeling de la musique, je vise pour la suite du développement de mon jeu la prise en compte de 3 concepts qui permettent de différencier du bruit d’un morceau de musique, et donc essayer d’apporter le rendu que je veux.

Premier concept : une mélodie de notes

Ça c’était la base de mon idée de partition. 1 son = 1 action. Et pour avoir une sensation de mélodie il faut une succession de notes, donc d’action.

Il y a 7 jetons/note action répartis sur 5 lignes.
À son tour, on lit la partition de gauche à droite, pour chaque groupe de jetons rencontrés sur une même ligne, on résout 1 action.
5 actions :

  1. Acquérir du bois
  2. Étudier
  3. Confectionner un violon
  4. Entretenir des relations en utilisant des cartes
  5. Restaurer un violon

On utilise des cartes musiciens qu’on va poser au fur et à mesure de notre développement pour proposer des violons de plus en plus prestigieux.

Sujet clôt ? Pas tout à fait, car il y a un hic : potentiellement 7 actions ( en moyenne plutôt 4-5 puisque certaines seront des groupes de notes), sans compter des manœuvres de préparation et fin de tour. On a là le problème qu’évite la plupart des jeux limitant à 1 ou 2 actions seulement : le tour d’un joueur risque d’être long et les autres luthiers vont s’ennuyer pendant ce temps :shushing_face:.

Les premiers travaux du jeu portent donc sur le gameplay : comment proposer autant d’actions en un minimum d’opérations. Pas mal de tests avec même un chronomètre en main. Exit par exemple tout ce qui est usage de monnaie (c’est fou en fait le temps que ça prend de dépenser une pièce et de récupérer sa monnaie ! ). J’ai adopté un système de jetons à usage générique un peu comme à La Granja. Tout passe par des mouvements d’une même pièce, dans divers localisations de l’espace, pour lui donner des sens différents. Les actions sont simples à résoudre et le tour de jeu très fluide. Je peux même introduire une étape de vieillissement auquel je tenais et qui prend place sans alourdir le rythme.

Mise en place de mélodie :+1:

Second concept : du rythme

2 possibilités m’apparaissent pour rendre un effet de rythme : jouer sur la simultanéité, la synchronisation, un repère commun entre joueur; ou bien jouer sur la répétition d’un motif (la partition en l’occurrence). La première est séduisante, mais nécessite de tronçonner la résolution de la partition, et donc perdre la notion de mélodie. La seconde est inversement plus facile : on invite les joueurs à répéter la mélodie comme une ligne de basse à la “Another one bites the dust” ou le riff de guitare de 7 nation army (c’est bon vous les avez en tête :yum:?).

Il s’agit d’un jeu de programmation : la partition indique les actions que l’on enchaîne.
À chaque nouveau tour, les joueurs exécutent par défaut les mêmes actions.
Ils peuvent occasionnellement bouger les jetons, mais de manière ponctuelle pour conserver globalement le même “rythme”.

Sauf que, ce qui est valable en musique ne l’est pas forcément en jeu, où on n’apprécie peu la sensation de refaire lors d’un tour la même chose que le précédent. Heureusement, l’avantage de se caler sur un thème, c’est qu’on peut y trouver des réponses. Je continue à manipuler le jeu en écoutant en même temps de la musique, et inversement j’essaie lorsque j’écoute des morceaux de me projeter sur le rendu dans un jeu. J’en tire deux axes d’amélioration:

  • Je me dis que même dans des morceaux a priori très répétitifs, très rythmiques comme la musique électronique par exemple, il y a des variations, des montées en puissance. Il faut donc trouver des moyens de ponctuellement renforcer les actions.
  • les morceaux ont une certaine structure qui permettent d’organiser des motifs pour les mettre en valeur typiquement l’alternance couplet/refrain. Chacun y a son rôle, son impact, et les 2 se répondent.
    Concrètement:

Ajout de cartes apprentis, après les avoir formé (=posés devant soit) le joueur peut les solliciter sur certaines actions pour avoir des effets bonus
On donne un double usage aux cartes qui en plus d’être musicien ou apprentis, peuvent être défaussées pour ajouter temporairement du temps à l’action (comme s’il y avait un disque en plus).

A son tour, le joueur a le choix entre 2 séquences possibles. Soit il suit toutes les actions de sa partition, mais ne peut pas poser de cartes et gagne peu d’argent, soit il temporise et peut poser des cartes, encaisser de l’argent, mettre à l’abri de l’usure les violons, etc.

Ce mode en 2 temps fonctionne bien ( même si je l’ai pensé par analogie avec la notion de couplet/refrain, en fait on est sur un rythme de tour action/tour de repos qu’on retrouve déjà dans d’autres jeux comme Deus, Concordia ou Nucleum :smiling_face:) . Il apporte aussi une dynamique thématique que je voulais : on est des luthiers (ou musiciens) et notre apprentissage passe par l’alternance de moments pratiques de répétition de gestes et d’autres plus théoriques d’acquisition de nouvelles techniques.

Ce travail sur la répétitivité a eu aussi un effet bénéfique sur le développement de la mélodie. L’avantage de faire répéter un enchaînement d’action, c’est que sa résolution la seconde fois est forcément plus rapide (par expérience) ce qui fluidifie le jeu et améliore le rendu.
Rendu rythmique :+1:

Troisième concept : l’harmonie

Là, on commence à rentrer dans un très vaste domaine :nerd_face:. Le but n’est pas d’être exhaustif, mais plutôt de donner une cohérence. Ce troisième concept est moins problématique en soit, puisque finalement assez commun à tous les jeux : proposer des cohérences de coups qui forment la stratégie.

Là le thème se présente plutôt comme une aide que comme une contrainte. J’ai un souci d’équilibre sur les actions : l’idée ludique derrière la partition, c’est de jouer sur la position des jetons, de vouloir tour à tour les rassembler, les séparer, les entrecouper. Or mes actions n’ont pas le même comportement, certaines fonctionnent plus facilement en groupe que d’autres. Finalement, je me rends compte que c’est un faux problème en regardant du côté de la musique: les notes d’une gamme n’y ont pas les mêmes rôles ( fondamentale, quinte…) et les temps des rythmes non plus (fort, faible). Du coup, plutôt que de lisser les actions, j’accentue leur identité, rendant par exemple certaines très importantes au début et moins à la fin, ou inversement.

Les cartes jouent un rôle important en association de la partition surtout à partir du moment où j’associe chaque carte a une action. Par exemple, à la mise en place, on positionne les jetons par rapport aux actions des cartes en main. Comme la partition a une certaine inertie, je voulais que les cartes puissent l’accompagner :

Les joueurs disposent de 4 piles de défausses. Quand une carte est défaussée, elle est positionnée sur l’une de ces piles.
Lorsqu’on pioche, on peut prendre en aveugle sur la pioche centrale où la carte visible de l’une de nos défausse.
Avec ce système, on a une bonne synergie entre partition et cartes.

Harmonie :+1:

Et la lutherie ?

J’ai beaucoup parlé du rapport du jeu avec la musique, ce qui pourrait faire croire que la lutherie et Stradivarius n’était qu’un collage. En fait, si la sensation que je recherchais était d’abord celle de la musique, de nombreuses idées sont venues de la lutherie. A part l’aspect apprentissage, il y a 2 idées phares dans le jeu qui viennent de là :

La notion de vieillissement à la fin du tour du joueur

Le bois doit avoir vieilli, séché avant de pouvoir être utilisé pour faire un violon. Le bois en stock des joueurs gagnent automatiquement en qualité
Les violons fabriqués quant à eux s’usent à l’usage, leur bois perd en qualité jusqu’à rendre éventuellement le violon inexploitable.

Ce critère de temps apporte énormément dans la dynamique et notamment l’articulation phase d’action/phase de repos

Le lien fort luthier-musicien

le luthier fabrique un violon pour le musicien, par rapport à ses attentes, inversement le violon gagne en qualité sonore et aussi en notoriété bien-sûr (j’ai longtemps essayer d’amener une notion d’instrument qui passerait de main en main).

Pour pouvoir utiliser la capacité spéciale d’un musicien il faut que le joueur lui confectionne un violon.

Il y aurait plein d’autres éléments à tirer de la lutherie, par exemple je n’ai pas exploité l’importance du vernis, peut-être pour une expansion :wink:.

Longtemps nommé Stradivarius, le jeu se présente finalement sous le nom de Paneveggio. Il s’agit d’une forêt en Italie réputée pour la qualité des bois pour la fabrication d’instruments de musique. De son nom originel, le jeu garde son contexte : se déroulant en 1700 vers la fin de la vie de Stradivarius (on représente ses apprentis), le jeu invite 12 musiciens/compositeurs ayant vécu à cette époque.

Interaction

Quel niveau d’interaction pour un tel jeu? Je suis parti rapidement sur une approche coopétitive, c’est à dire sans agression/blocage direct mais par échanges d’intérêts mutuels, et cela pour plusieurs raisons :

  • ma préférence bien-sûr. J’aime ces interactions qui peuvent être à la fois riches sans passer par du paf dans la tête du voisin
  • la mécanique. C’est un jeu de programmation, et ce genre de mécanique avec une inertie supporte mal les changements brusques. Quelle frustration dans un jeu de stratégie de voir tous nos prochains coups invalidés par un simple grain de sable adverse.
  • le thème. Que ce soit la lutherie et son art transmis, partagé et enrichi, ou la musique avec la notion de groupe où les personnes doivent jouer de concert, je ne voyais pas la place d’une interaction agressive.

Partant de là :

  • Le jeu est une course, la partie s’arrête lorsqu’un joueur a confectionné 12 violons. On compte alors les points de victoire.
  • On pourra récupérer les cartes défaussées adverses. Concept pas forcément nouveau (on le retrouve dans Forêt mixte) mais avec un visage différent ainsi puisque les cartes défaussées le joueur pourra aussi les récupérer
  • l’action de restauration permet de réparer un violon y compris adverse. Une action gagnante-gagnante : pour le restaurateur c’est un moyen de récupérer de l’argent et d’accéder aux cartes, pour le restauré c’est la garantie que son violon durera plus longtemps.

Merci de m’avoir lu :slight_smile: . Paneveggio sera présenté (mais non jouable, bientôt :grin:) au salon du jeu de Cannes sur le stand Creative-and-cool 06.13 .

J’y serai présent, j’espère avoir l’occasion au passage de croiser quelques uns d’entre vous :+1: :hugs: :grin:

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Félicitations pour ton premier jeu !
J’ai pas bien suivi par qui c’était édité et quand ça sort ?

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Il s’agit d’un jeune éditeur nommé Passe ton tour game ( Creative and Cool du stand c’est le nom du distributeur).

Ça sort pour le seconde semestre de cette année, date non encore définie. Beaucoup de visuels sont prêts et seront présentés lors du salon :slight_smile: , mais il reste encore à faire.

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Bonjour ocelau et félicitations pour ta création ludique.
Et le thème me plait beaucoup.
Bon courage pour l’édition.

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Bravo Ocelau ! Ça fait plaisir de te voir sortir un jeu ! Et le thème est vraiment chouette, en plus.

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Merci de vos retours :smiling_face_with_three_hearts: .

Bravo, c’est beau d’essayer de mêler thème et mécanique… …jusque même dans la manipulation du matériel.

Wahou ! Sacré boulot ! Bravo à vous ! Je transmets à mes amis luthiers (et joueurs) ! J’ai hâte d’y jouer, bon courage pour la suite du développement !

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Merci :smiling_face: , j’ai la pression du coup sur tout le travail de vulgarisation que j’ai dû faire, j’espère que tes amis me pardonneront tout ce que j’ai dû occulter ( par exemple dans le jeu, il faut 2 étapes pour faire un violon : acheter du bois et faire une confection. Mais il y a plein de détails importants comme les différentes essences de bois selon les pièces, le vernis, les différentes étapes de fabrication, etc). J’ai essayé de faire une synthèse et surtout rendre au mieux compte le feeling de musique, la pratique et l’apprentissage de la lutherie au travers de mécaniques épurées.

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Houlala ! Il ne faut surtout pas ! Et comme ils risquent fortement de lire cet article, ils vont voir que vous partagez avec eux le souci du travail bien fait !
Pour ma part, je suis très intrigué par le rapport à la musique et il me tarde de tester les sensations musicales rythmiques, mélodiques et harmoniques de l’expérience de jeu.
Je vous renouvelle mes encouragements pour la fin de la conception, sans pression ou à la rigueur celle qui se boit !